Suite de la biographie d'Elvis Costello

L'année n'est pas terminée que Costello annonce déjà la parution d'un nouvel album pour janvier 1981. Dans ce disque, il s'éloigne du rock pour aborder différents styles : latin, blues, country, même classique, tout en restant accompagné par son groupe. Le résultat est mitigé. Sa voix a certes gagné en clarté, puissance et naturel. Certains chansons, comme l'étonnant « Shot With His Own Gun », une histoire de meurtre familial racontée sur un air de lied romantique avec l'accompagnement schubertien de Steve Nieve, ou « New Lace Sleeves » qu'on imaginerait chanté par Sinatra, atteignent une ampleur sans précédent. D'autres, au contraire, tombent à plat. Le disque, surtout, paraît un peu vain et sans objet. Trust essuie un relatif échec commercial, et Costello a à cœur de vite rectifier le tir. Il le fait à sa manière, déconcertante, en partant aussitôt enregistrer à Nashville, toujours avec son groupe, une série de classiques country and western sous la direction du vétéran Billy Sherrill, le producteur attitré de George Jones et Tammy Wynette. Il explique alors que, lassé par la gratuité de ses propres compositions, il est pour lui vital d'interpréter des chansons simples et directes qui lui ont toujours arraché des larmes : « Sweet Dreams » de Patsy Cline, « Good Year for the Roses » de George Jones ou le « How Much I Lied » de son héros Gram Parsons. Almost Blue sort en automne 1981. Le résultat, au début, séduit : la voix pathétique de Costello va comme un gant à ces chansons pour alcooliques et grands dépressifs. Mais, justement, l'harmonie est trop parfaite, et, au bout du compte, il ne se passe pas grand-chose. Il manque au disque tranchant et étrangeté, et on a l'impression d'assister à une thérapie en public.

Comme interprète pourtant, Costello gagne une vigueur et une autorité nouvelles. Il chante en janvier 1982 au Royal Albert Hall de Londres accompagné par le Royal Philharmonic Orchestra. Au début de l'été, il fait un retour éclatant comme compositeur avec le disque sans doute le plus ambitieux de sa carrière, Imperial Bedroom. Assisté par Geoff Emerick, l'ingénieur du son d' Abbey Road, Costello a tenté de refaire ce qu'il avait manqué avec Trust , abordant chaque chanson dans un style différent. Cette fois, il a les moyens de ses ambitions. Les deux tiers des compositions, du pseudo-brésilien « Shabby Doll » au pseudo Chet Baker, « Almost Blue », en passant par la ballade soul « Kid About It », sont époustouflants. Recourant à un orchestre symphonique, un accordéon, un clavecin, Elvis Costello, qui use de sa voix comme un comédien et de ses mots comme un poète, parvient à créer un véritable petit théâtre où défilent des personnages et des histoires. Il dit avoir beaucoup pensé à Brel en réalisant ce disque, tout à fait unique en son genre.

La cote critique de Costello est alors à son zénith, mais son éloignement du succès public semble désormais définitif. Persuadé que tout le mal vient de son nom et des préjugés qui y sont accolés, Costelllo tente une démarche étrange. En mai 1983, en pleine période d'élection en Grande-Bretagne, profitant d'une faille dans la distribution de son label, il publie un 45 tours sous l'identité masquée de The Imposter : « Phil And Soap » est une chanson très dépouillée, juste accompagnée par une phrase répétitive de piano à la Dave Brubeck , où Costello récite sur un ton de colère froide un texte mi-énigmatique mi-explicite sur l'avenir (désastreux) que Margaret Thatcher réserve à la jeunesse de son pays. Il renoue aussi avec le succès. Un thème qu'il avait abordé en écrivant, déjà, en 1982, « Shipbuilding », un texte splendide sur la guerre des Malouines mis en musique par son nouveau producteur Clive Langer et créé par Robert Wyatt. C'est au même Langer et à son associé Alan Winstanley, tous deux producteurs à succès de Madness, que Costello confie la réalisation de son nouvel album. Punch The Clock (1983) contient tout ce que les disques de Costello n'avaient jamais eu : une production lustrée et radiophonique, une section de cuivres, des choristes et une certaine joie de vivre. Avec une des chansons les plus banales et les plus insouciantes qu'il ait jamais écrites, le funky « Everyday I Write The Book », Costello propose une version du rhythm'n' blues moins intimiste et bien plus généreuse que dans Get Happy !! Avec le recul, le disque paraît léger et divertissant plus que consistant, marqué néanmoins, comme Trust , par quelques titres exceptionnels, dont « Charm School », « Phil And Soap » et sa propre création de « Shipbuilding », agrémentée d'un magnifique solo de trompettiste Chet Baker. Costello propose à la rentrée un excellent spectacle, dansant et dynamique, qui emballe l'Europe entière. Il rentre aussitôt après en studio avec les mêmes producteurs. Il traverse alors dans sa vie personnelle une période difficile : son mariage sombre définitivement. Il arrive en studio déconcentré, improvisant la plupart des paroles de ses chansons avant de les enregistrer. L'album Goodbye Cruel World sort au début de l'été 1984. Il a surtout de cruel la déception qu'il inspire. Les arrangements funky et radiophoniques sont à la limite de la banalité, les paroles des chansons énigmatiques, la voix mal mise en valeur. Le cœur, semble-t-il, n'y est pas du tout. Costello lui-même décrit cet album comme « la pire réalisation de certaines de ses meilleures chansons ». Ce qui est vrai : en tournée avec les Attractions ; il interprète sur scène des versions de « The Only Flame in Town » ou « Worthless Thing » bien supérieures à celles du disque. Le groupe paraît bien pourtant fatigué et animé d'une énergie mécanique. Avant la fin de l'année, Costello, toujours soucieux de se régénérer, tente une nouvelle expérience. Il donne quelques concerts seul, avec ses guitares et un piano électrique, paraissant ragaillardi, bien plus sûr de lui et plus brillant que jamais.

En 1985, Costello met son groupe en veilleuse et se retire quelque temps, produisant le deuxième et remarquable album des Pogues, Rum, Sodomy & the Lash. Il rencontre au sein de ce groupe celle qui va devenir sa future femme, Cait O'Riordan. Il revient au début de l'année 1986 avec un disque où, pour la première fois en huit ans, il se fait accompagner par d'autres musiciens que les Attractions, King of America est attribué au « Costello Show » et au groupe des Confederates, une réunion de vétérans sudistes, dont certains, comme le contrebassiste Jerry Scheff, le guitariste James Burton, le batteur Ronnie Tutt et le pianiste Glen D. Hardin, ont accompagné le vrai « king », Elvis Presley, à l'époque de From Elvis In Memphis, en 1969. Propulsé par ces musiciens chevronnés qui jouent avec enthousiasme la musique de leur jeunesse, passant d'une country rocailleuse à un rockabilly rustique, sans oublier d'autres formes de la musique traditionnelle et folklorique, Costello retrouve un naturel et une spontanéité intimiste qu'on n'avait pas entendus depuis Get Happy !! Et les chansons sont presque toutes des sommets de simplicité et de finesse, de « Brilliant Mistake » à « Sleep of the Just », en passant par l'une des plus belles ballades que Costello ait jamais composées « Indoor Fireworks ». Le disque est baigné par une mélancolie retenue, une violence digne qui remettent en mémoire ses racines irlandaises. Remis en selle, l'homme se lance aussitôt après dans une entreprise aussi folle que brillante. Il rappelle son vieil ami et producteur Nick Lowe et réunit son ancien groupe les Attractions pour enregistrer tout de suite de nouvelles chansons. Blood & Chocolate (1986) paraît ainsi huit mois à peine après l'album précédent. La surprise est totale : le disque est enregistré en direct, en une seule prise, et les Attractions jouent sans filet, avec la fureur et les approximations d'une bande de jeunes punks. Une fois passé l'ahurissement provoqué par ce son saturé, ce groupe qui dévale la pente des chansons à tombeau ouvert, on est vite emporté par la frénésie et la sauvagerie du disque et de son interprète, qui paraît encore plus fou et halluciné qu'à ses débuts. Un titre comme « I Want You », sorte de confession masochiste d'un homme rejeté par une femme, produit un effet terrifiant, comme un « Ne Me Quitte Pas » obscène. Il multiplie sur les pochettes de ses disques les pseudonymes extravagants, comme Napoleon Dynamite ou The Emotional Toothpaste, gardant de ses débuts la hantise d'être épinglé et rangé dans une catégorie, préférant rire lui-même de son éclectisme déroutant. La parution, en 1987, d'un album de chutes et morceaux inédits, Out Of Our Idiot, est attribuée avec ironie à des « Artistes divers » dont la liste est celle des multiples identités de Costello.

Une nouvelle phase de sa carrière s'ouvre avec la signature, fin 1987, d'un contrat avec la multinationale Warner. Désormais, le rythme de parution de ses disques répondra aux exigences orthodoxes du marketing. Il est sollicité cette année-là par Paul McCartney pour composer avec lui de nouvelles chansons. Leur première collaboration, « Back on my Feet » paraît en décembre 1987, en deuxième face du simple de McCartney « Once Upon a Long Ago ». McCartney trouve en Costello une véritable complémentarité qui, confie-t-il en souriant, lui rappelle John Lennon. McCartney va, en retour, aider Costello à finir certaines des chansons qu'il prépare pour son nouvel album et, inversement, Costello donnera un tranchant inhabituel à certains titres que McCartney prépare pour son futur album, Flowers in the Dirt (1989). Il a le temps d'établir une liste de « collaborateurs idéaux » pour son prochain album : le joueur irlandais de uileann pipes Davy Spillane, le fondateur des Byrds Roger McGuinn, le batteur Jim Keltner, le guitariste de Tom Waits, Marc Ribot et bien d'autres. Presque tous vont répondre à l'appel. L'album Spike paraît au début de l'année 1989 soutenu par une puissante promotion centrée sur les Etats-Unis. Coréalisé avec son ami T-Bone Burnett, déjà présent dans King of America, l'album présente une variété des styles plus large encore que par le passé. Pour la première fois, la rythmique se libère, les sonorités grincent, de longs passages instrumentaux s'interposent : le jazz n'est pas loin. « Veronica », une mélodie à la Buddy Holly composée avec McCartney, obtient un large succès aux Etats-Unis. Les chansons arrangées dans le style du folklore irlandais, comme « Any King's Shilling » ou « Tramp The Dirt Down », où il parle, avec une rare violence, de fouler aux pieds la tombe de Margaret Thatcher, sont très réussies. On trouve de très belles choses, comme le charmant « God's Comic » ou la ballade jazzy « Baby Plays Around », mais Costello, qui a peut-être eu trop de temps et d'argent pour réaliser ses rêves, étouffe un peu sous la production et la maniérisme. L'album, au final, est certes impressionnant mais manque de spontanéité.

Costello prend alors du champ vis-à-vis du monde du rock. Il s'installe à Dublin avec femme et enfant. Il se désintéresse de la production de ses contemporains et ne se déplace plus guère que pour assister à des concerts classiques. Il décide d'apprendre le solfège. Il se laisse pousser de longs cheveux et une longue barbe qui paraissent accentuer sa misanthropie. Il revient en 1991 avec Mighty Like a Rose, un album enregistré avec des musiciens de séances américains, dont, à nouveau, le batteur Keltner, le guitariste Ribot et, cette fois, le claviériste Larry Knechtel et le bassiste Rob Wasserman. Le disque est plus fluide, moins méticuleux que Spike. Costello y pastiche les Beach Boys, Bob Dylan ou lui-même, montrant plus de savoir-faire que de cœur. Musicalement parlant, il est au sommet de son art : « Gerogie And Her Rival » et « So Like Candy », coécrit avec McCartney, ont des mélodies ravissantes. Il paraît néanmoins un peu absent de lui-même, à part dans le déchirant « Couldn't Call It Unexpected » qui fait beaucoup penser à Tom Waits. Les concerts qu'il donne dans la foulée avec son groupe américain surnommé les « Rude 5 », quoique longs et généreux, le montrent à la limite de se parodier lui-même. L'album est accueilli très fraîchement par la critique et n'obtient pas le succès, même moyen, de Spike.

La passion de Costello pour la musique classique est à l'origine d'un des projets les plus baroques qu'il ait formés. Inspiré par les lettres que des inconnus ont adressées des quatre coins du monde à la Juliette de Shakespeare et qu'un professeur d'université de Vérone s'est amusé à recueillir, Costello s'associe avec un jeune quatuor britannique de musique de chambre, le Brodsky Quartet, pour composer et arranger avec celui-ci une suite de chansons dont les textes sont des lettres de toutes sortes (d'amour, d'insultes, de menaces, de vengeance…) The Juliet Letters sort au début 1993. Le Brodsky Quartet multiplie les citations, de Brahms à Kurt Weil. Costello s'amuse avec bonheur à y jouer différents personnages et, malgré quelques longueurs, le disque est un des plus plaisants qu'il ait jamais faits. Humour, sarcasme et tendresse se succèdent dans les chansons, et l'ensemble constitue une petite représentation de cabaret sans prétention, tour à tour drôle et émouvante. Toujours en quête de régénération, Costello décide d'enregistrer avec son batteur Pete Thomas de nouvelles chansons dans son style habituel. Il se retrouve dans le modeste studio londonien où il a fait ses débuts en 1977. A la recherche d'un bassiste, il fait appel à son vieil ami Nick Lowe, qui le persuade de rappeler ses anciens collaborateurs : Bruce Thomas, avec qui il était fâché à cause d'un livre à clé écrit par ce dernier sur la vie en tournée avec lui, et Steve Nieve. Ainsi, huit ans après Blood & Chocolate, c'est presque un nouvel album d'Elvis Costello & The Attractions, Brutal Youth, qui sort au début 1994. Costello y retrouve une façon de chanter violente et intense qui rappelle ses débuts. Quelques morceaux, comme « Pony St », pastichent délibérément le style This Year's Model. Mais le disque possède la même variété que les précédents, passant d'un rhythm'n' blues spasmodique à une soul retenue, en passant par une pop baroque. Ce qui le rend meilleur, c'est la conviction des interprétations (« Too Soon To Know », une chanson digne de Roy Orbison), comme électrifiées par l'enthousiasme d'un groupe à la fois chevronné et animé d'une énergie juvénile. Définitivement en marge du rock, Elvis Costello continue à composer, chanter, pour lui et d'autres, à un rythme ininterrompu. Il publie en 1995 un album enregistré quatre ans auparavant avec les musiciens de Mighty Like A Rose. Kojak Variety est un disque de reprises de ses chansons préférées, et néanmoins obscures, allant des années 30 au début des années 70. Ses versions d'un titre peu connu des Supremes, « Remove This Doubt » et du « I Threw It All Away » de Bob Dylan révèlent qu'il reste un des interprètes les moins orthodoxes et les plus émouvants de notre temps. Après un mini-album, Live at The Meltdown (1995) où, associé au guitariste de jazz américain Bill Frisell, il reprend magnifiquement le « Poor Napoleon » de Blood & Chocolate, il enregistre All This Useless Beauty (1996), un de ses disques les plus sous-estimés. Associé à nouveau à Geoff Emerick, il réitère avec succès ce qu'il avait fait dans Imperial Bedroom, abordant chaque chanson dans un style et une voix tout à fait différents, de la mélodie romantique de « Poor Fractured Atlas » au rock'n' roll menaçant de « Complicated Shadows », sans oublier la ballade folk « All This Useless Beauty ». La moitié de ces chansons avaient déjà été interprétés par d'autres chanteurs, comme Johnny Cash, Aimee Mann, Roger McGuinn ou June Tabor. A nouveau sans contrat en 1997, Costello a signé en 1998 avec le groupe Polygram. Un album écrit en collaboration avec le compositeur Burt Bacharach, Painted From Memory, a été publié fin 1998. Les mélodies à tonalité jazz de Bacharach sont souvent excellentes, comme l'inoubliable « God Give Me Strength », composé à l'origine pour un film retraçant la vie de la compositrice du Brill Building dans les années 60, Angel Of Me Heart. Costello y brille comme parolier et tire un parti souvent étonnant des limites d'une voix qui n'a jamais paru aussi nue.

Il est rare qu'un chanteur ait, comme Elvis Costello, couvert autant de styles. Connaisseur encyclopédique des musiques populaires, jusque dans le détail de leurs couleurs, sonorités et arrangements à travers les âges, Costello a toujours usé d'un talent unique en son genre pour les mettre en scène et les incarner, avec, souvent, une grande part de perversité. Cette approche trop théâtrale a limité son succès auprès du grand public : même ce qui est viscéral chez lui paraît réfléchi. Il demeure le seul chanteur de dimension internationale à avoir, après Dylan, mêlé de façon inextricable l'interprétation de chansons avec une dimension autocritique. En ce sens, il occupe une place unique, entre une recherche permanente de racines et une impuissance à savoir exactement qui il est. Une position déchirée qui caractérise peut-être le mieux notre temps et dont la conscience, en tout cas, le sauve du travers « postmoderne ».