Robert Johnson JOHNSON, Robert : chanteur et guitariste de blues américain 1930-1938. Né le 08.05.1911 à Hazlehurst (Mississippi). Mort le 16.08.1938 à Greenwood (Mississippi).

« Voulez savoir à quel point le blues peut être bon ? Ecoutez Robert Johnson » (Keith Richards).

« Il est pour moi le plus important musicien de blues qui ait jamais vécu. Je n'ai jamais trouvé personne de plus profondément sensible que Robert Johnson. Sa musique demeure le cri le plus puissant qu'on puisse trouver dans la voix humaine » (Eric Clapton).

Aucun artiste de blues n'a eu autant d'influence sur la naissance du rock'n' roll que ce musicien du Delta. Tragiquement disparu à 27 ans, il a laissé une œuvre succincte qui a déterminé la vocation d'Eric Clapton et profondément marqué Keith Richards, qui, en 1969, a réarrangé « Love In Vain » pour les Rolling Stones ; Sa virtuosité unique dans le blues rural, le réalisme sombre et brutal de son écriture, la légende qui veut qu'il ait « vendu son âme au diable » pour créer une musique envoûtante, ainsi que sa disparition prématurée ont concouru à faire de lui une figure fondatrice du rock'n' roll et de sa mythologie de la malédiction et de l'autodestruction.

Robert Johnson naît dans le sud du Delta d'une union illégitime. Son père officiel, Charles Dodds Jr. Est le fils d'un esclave affranchi. Il a acquis une parcelle de terre à Hazlehurst, une ville située au sud de Jackson (Mississippi), où, grâce à la construction du chemin de fer, une forte population ouvrière s'est agrégée. Il y cultive la terre et travaille le rotin. Mais, menacé par un clan local auquel il a porté ombrage, il doit quitter l'Etat du Mississippi et s'installer de l'autre côté de la frontière, au nord, à Memphis (Tennessee), sous le faux nom de Spencer. Il y est vite rejoint par sa maîtresse dont il a deux enfants. Ses autres enfants légitimes restent à Hazlehurst avec leur mère, Julia. Robert naît d'une liaison de celle-ci avec un homme qui s'évanouit dans la nature, Noah Johnson. Chassée à son tour de la ferme de Hazlehurst, Julia doit partir sur les routes avec sa dernière fille légitime, Carrie, portant Robert, encore bébé, dans ses bras. Elle vit divers campements où on lui offre du travail. Elle se décide à rejoindre Memphis, où elle retrouve son mari, vivant un temps sous le même toit que la maîtresse de celui-ci. Mais elle abandonne vite ce foyer. Robert est élevé jusqu'à l'âge de 7 ans par Dodds (qui est, en fait, son beau-père), alias Spencer, après quoi il rejoint sa mère, remariée de l'autre côté de la frontière à Robinsonville (Mississippi), une communauté agricole où l'on ramasse le coton. Il fréquente peu l'école, dont il est souvent dispensé pour cause de vue défaillante. Il apprend à sa puberté qu'il n'est pas le fils de Dodds et, vers l'âge de 14 ans, se fait appeler Robert Johnson. Après avoir joué, enfant, de la guimbarde, il se met à l'harmonica. Adolescent, il fréquente un voisin, Willie Brown, de dix ans de son aîné, qui joue de la guitare et accompagne fréquemment son maître, Charley Patton, le premier grand créateur du blues rural, lors de soirées dansantes où se réunissent les paysans. Il apprend d'eux tout ce qu'il peut, mais est fréquemment brocardé pour sa petite taille et sa maladresse à la guitare. Peu de temps après, Johnson est fortement impressionné par Son House, un guitariste de blues repris de justice (il a tué un homme), ami de Patton et maître du bottleneck, qui vient de s'installer à Robinsonville.

A 17 ans, Robert Johnson se marie mais, un an plus tard, sa jeune femme meurt en couches après avoir mis au monde un enfant mort-né. Il décide peu de temps après de partir vers le sud à la recherche de son père, se fixant pou but Hazlehurst, sa ville natale. On est alors en pleine Dépression. Misère et disette poussent les familles sur les routes à la recherche d'un travail et d'un foyer. Un chantier d'autoroute fait pourtant de Hazlehurst une oasis dans ce désert de misère. Bûcherons et ouvriers sont réunis dans d'immenses cités-chantiers où l'on se divertit grâce à la musique. Johnson rencontre dans l'un d'eux sa future femme, Callie Craft, de dix ans de son aînée et déjà mère de trois enfants : elle entretiendra et maternera ce jeune homme qui, partout où il élira domicile, recherchera la protection des femmes. Johnson fréquente les buvettes où l'on joue du blues et devient le disciple du guitariste Ike Zinnerman, un maître local qui prétend avoir appris le répertoire du blues en jouant à minuit dans les cimetières, assis sur les tombes. Le jeune homme fait la cueillette du coton et s'isole au milieu des bois pour perfectionner son je de guitare, écrivant des textes sur un carnet. Il joue avec Zinnerman et d'autres musiciens locaux et commence à se produire seul. Sa taille minuscule, sa silhouette frêle, ses mains immenses aux très long doigts (qui lui autorisent des passages d'accords inouïs), sa voix souvent haute et miaulante, sa façon de frapper violemment le sol avec les pieds joints pour scander la mesure, tout cela fait de lui un personnage qu'on n'oublie pas. Il se fait alors appeler « R.L. ».

Vers l'année 1933, Robert Johnson se décide à remonter vers le nord pour retrouver les siens. Sans doute se sent-il également prêt à affronter les musiciens qui lui tenaient la dragée haute. Il part avec Callie et les enfants de celle-ci, mais elle tombe malade à Clarksdale. Johnson l'abandonne et s'en retourne seul à Robinsonville où il subjugue Willie Brown et Son House par sa maîtrise de la guitare, dont il joue avec une agilité nouvelle, et sa connaissance approfondie du blues. On dit qu'il introduit alors dans le jeu de guitare les walking bass lines (lignes de basse au rythme appuyé de la marche) tirées du piano boogie woogie. Johnson ne cessera plus, dès lors, de mener une vie instable. Il séjourne régulièrement à West Helena (Arkansas), de l'autre côté du Mississippi, où une pléiade de bluesmen, comme Sonny Boy Williamson II et Howlin' Wolf, se frottent les uns aux autres. Il mène une vie de musicien itinérant, jouant à la demande tous les styles de musique en vogue : il aurait été capable, selon la légende, de reproduire n'importe quel morceau une seule fois entendu.

Johnson est à l'image du Delta brutalement urbanisé et industrialisé : un déracine, un instable, pour qui l'expérience de la ville est celle de la chute et de la déchéance, comme en témoignent les plus beaux de ses textes, comme « Drunken Heart Man » (« On me poursuit et on me chasse depuis que j'ai quitté ma mère/ Et je ne sais pas pourquoi je ne laisse pas ces mauvaises femmes en paix »). Un autre aspect remarquable de son œuvre et la présence du surnaturel. Quand il retourne à Robinsonville, riche d'une connaissance nouvelle du blues, la rumeur se répand qu'il a vendu, en échange de cette science, son âme du diable. Les prêcheurs itinérants propageaient parmi les noirs du Delta un mysticisme chrétien pris au pied de la lettre, comparable à ce que l'Europe avait connu des siècles auparavant. Dans « Me And The Devil Blues », Johnson décrit une promenade avec Satan qui se conclut par l'envol de la part maudite de son âme : « Moi et le diable nous marchons côte à côte/ Et je vais battre ma femme jusqu'à plus soif… Enterrez mon corps au bord de la route/ Et ma méchante âme pourra prendre l'autocar pour s'en aller. »

On raconte que, très jaloux de son savoir-faire, Robert Johnson prenait garde à ce que personne ne le copie, disparaissant au milieu d'un récital si on l'observait de trop près. Cherchant à graver un disque, comme d'autres l'avaient fait auparavant, Johnson entre en contact avec un disquaire blanc de Jackson, H.C. Speir, qui le recommande à un représentant d'un hôtel à San Antonio, au sud du Texas, il enregistre en novembre 1936 une quinzaine de titres, dont une demi-douzaine sortiront en 78 tours, parmi lesquels le fameux « Terraplane Blues », quintessence du blues, un titre qui annonce le thème, très fréquent dans le rock'n' roll primitif, de l'automobile comparée à une femme. En juin 1937, il retourne au Texas, cette fois à Dallas, pour enregistrer dans un entrepôt d'autres morceaux, dont le fameux « Love In Vain » (la plupart ne seront découverts que bien plus tard). Cette année-là, Johnson s'embarque en auto pour un long périple vers le nord avec deux guitaristes de Helena, Johnny Shines et Calvin Frazier ; ce dernier, qui vient de tuer deux hommes, ressent le besoin pressant de décamper. A Detroit, Johnson et Shines s'acoquinent avec un prêcheur itinérant qu'ils accompagnent, jouant des gospels jusqu'au Canada. Il arrivera à Johnson de jouer accompagné d'autres musiciens, avec un son amplifié.

En été 1938, Robert Johnson redescend à Helena. Après un passage à Robinsonville, il continue vers le sud pour jouer plusieurs soirs dans un bar de la région de Greenwood, au lieu-dit des Three Forks. Fidèle à ses habitudes, Johnson fait des avances remarquées de tous à une dame de l'assistance qui, hélas pour lui, est la femme du patron. IL joue ce soir-là avec l'harmoniciste Little Boy Blue, alias Sonny Boy Williamson II. Durant un entracte, on tend à Johnson une bouteille de whisky ouverte, à moitié pleine. Williamson la lui arrache des mains et la brise par terre, l'avertissant de ne jamais boire d'une bouteille débouchée. Courroucé, Johnson le défie en buvant une seconde bouteille qu'on lui tend. Il recommence à jouer et, subitement, se sent mal. Il sort et commence à délirer, victime de la dose de strychnine que le patron jaloux a versée dans son whisky. Johnson meurt après 48 heures d'agonie, à 27 ans, enterré, comme il l'avait prédit dans « Me And The Devil Blues », au bord d'une autoroute.

L'influence et l'aura de Johnson ont été considérables. Il a préfiguré le blues urbain, moderne, de Chicago, incarné par un Muddy Waters, et son écrasant désespoir. L'année même de sa mort, le découvreur de Billie Holliday, John Hammond, tentait de la faire venir à New York. Après guerre, Elmore James popularisera son « Dust My Broom » sous de multiples versions et Junior Parker reprend en 1958 « Sweet Home Chicago ». De grands guitaristes américains de blues blanc, comme Mike Bloomfield et Johnny Winter, reprendront ses morceaux par la suite. Son meilleur ambassadeur auprès des amateurs de rock reste Eric Clapton qui, dès 1966, reprend avec John Mayall « Rambling On My Mind » et « From Four Till Late » pour le premier album de Cream, puis, toujours avec Cream, en 1968, le fameux « CrossRoad Blues » (sous le titre de « Crossroads »). L'imagerie des textes de Johnson, qui reste ‘un des plus grands poètes de la musique populaire américaine, sobre et suggestif à la fois, a enfin considérablement marqué Bob Dylan. Il fut élu au Rock'n' Roll Hal of Fame en 1985.