PAUL, Les (Lester Polfus) : compositeur, guitariste, luthier et inventeur américain, 1925. Né le 09.06.1915 à Waukesha (Wisconsin).

Pionnier de la guitare électrique et de l'enregistrement multipistes, cet inventeur et musicien fut aussi l'un des plus grands instrumentistes de sa génération.

Les Paul est l'un de ces rarissimes innovateurs qui méritent pleinement qu'on les appelle des génies. Et pas seulement parce qu'il créa dans son propre atelier, de ses propres mains la guitare électrique la plus populaire de l'histoire (la Gibson Les Paul, déclinée en d'innombrables versions par ses soins). Plusieurs décennies avant que les Beatles et leur producteur George Martin épatent leur monde avec leur maîtrise du studio quatre pistes avec l'album Sgt Pepper. Les Paul avait imaginé et construit le premier magnétophone multipistes de l'histoire, sur lequel il superposa ses parties de guitare et les prises vocales de son épouse, Mary Ford (née Colleen Summer le 07.07.1928 à Pasadena, Californie, morte le 30.09.1977), créant quelques-uns des enregistrements les plus révolutionnaires de l'histoire de la musique populaire. A quoi l'on dot ajouter qu'il fut aussi le premier à explorer les possibilités de la plupart des effets sonores (phasing, écho, réverbération) qui sont utilisés de façon routinière dans les studios d'aujourd'hui. Peu importe que Les Paul, l'un des meilleurs guitaristes de jazz de sa génération, n'ait effleuré le rock proprement dit que du bout de son médiator. Sans son imagination et sa persévérance, le rock aurait été privé de nombre de ses outils de travail les plus déterminants : bref, Les Paul est un géant.

L'ingéniosité et la curiosité de Les Paul semblent avoir été des constantes de son caractère dès la plus petite enfance. A dix ans, il monte un transmetteur radio dans la cave de ses parents et construit un extraordinaire magnétophone dont les pièces principales sont un volant de Cadillac et une courroie de roulette de dentiste. Cet engin digne de Marcel Duchamp fonctionne toujours. Et il construit sa première guitare électrique avant que sa voix ait mué, bricolant sa Silvertone à 2,50 dollars en ajoutant sous les cordes, dans la caisse, un rudimentaire micro de gramophone relié à un haut-parleur. Pour donner une idée du futurisme de cette idée d'adolescent, il faut se rappeler que Lindbergh vient de traverser l'Atlantique et que Duke Ellington joue encore au Cotton Club de Harlem. Les Paul s'est bien vite rendu compte que la caisse de résonance de son instrument ne sert à rien. Son but est d'amplifier le son de l'instrument pour qu'il puisse être entendu par-dessus l'orchestre jazz de l'époque, dont la taille ne cessait d'augmenter. Il conçoit donc « The Log », une planche de bois équipée d'un micro, ancêtre des guitares solid-boy dont Leo Fender et lui-même (ou Gibson, après bien des réserves de la part de la firme de lutherie) feront les Stradivarius des années 50 et 60.

Son autre dada se porte sur les techniques d'enregistrement. Au tout début des années 30, alors que sa carrière d'instrumentiste vient de décoller (après des débuts à Chicago dans le hillbilly, il jouera bientôt à Los Angeles pour Bing Crosby, les Andrews Sisters et Nat « King » Cole) et que les radios commencent à lui commander jingle sur jingle, il est parvenu à superposer plusieurs prises de guitare en gravant le même disque d'acétate à diverses reprises. Les maisons de disques crièrent au fou, et Les Paul doit attendre 1949 pour que l'invention d'un autre lui permette de gagner la partie et de changer pour toujours la façon dont la musique était enregistrée. Bing Crosby lui a fait cadeau de l'un des tout premiers magnétophones à bande magnétique qu'Ampex vient de mettre au point. Les Paul est alors un artiste à succès, dont les disques enregistrés dans sa cave, à Los Angeles, avec son épouse Mary Ford, se vendent par centaines de milliers. Il voit aussitôt le parti qu'il peut tirer de cette nouvelle machine en ajoutant une quatrième tête d'enregistrement, qui permettra la superposition de deux signaux sonores sans besoin de synchronicité. Jusqu'à présent, il s'est contenté de bricoler avec deux graveurs d'acétates pour obtenir l'effet souhaité ; sur le premier, il enregistrera la partie de basse, puis, en positionnant le haut-parleur près du micro du second engin, il y ajoutera une partie de marimba (en fait jouée à la guitare) ; et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'accompagnement soit achevé. On devine la déperdition sonore que pouvait causer cette technique ingénieuse mais limitée, quand on sait qu'il allait jusqu'à enregistrer plus de 30 prises d'affilée avant d'être satisfait. Avec le magnétophone à bande, la dégradation du signal était bien moindre, d'autant que Paul avait mis au point des limiteurs, égaliseurs et amplificateurs spécifiquement adaptés à ses besoins et aux caractéristiques de l'Ampex 300.

L'ajout d'une quatrième tête avait un autre avantage : ce qu'on nomme le tape-echo, l'écho naturel, causé par la distance entre la lecture de la bande par une tête et par une autre (le slap-back dont Sam Phillips au studio Sun de Memphis expérimenta les rudiments avec, entre autres, les premiers enregistrements d'Elvis Presley et dont Gene Vincent et autres stars du rockabilly se sont gorgés à la fin des années 50). On s'en doute, Les Paul fut le premier à explorer cet univers sonore en friche, et son gigantesque tube « How High The Moon » (avec Mary Ford) le révéla à un public abasourdi. Qui plus est, Les Paul, défiant toutes les conventions, avait eu l'idée de demander à son épouse de chanter aussi près du micro que possible, captant chaque souffle, chaque inspiration. Il avait fait entrer la musique populaire dans la modernité.

Les pas de géant franchis par les Paul au début des années 50 sont d'autant plus étonnants lorsqu'on sait qu'en 1948 il avait été victime d'un grave accident de la route qui faillit mettre fin à sa carrière. Son bras gauche avait été pulvérisé et ne pouvait être sauvé que si les chirurgiens le renforçaient de broches empêchant tout mouvement de haut en bas. Les Paul demanda qu'on « fixe » son bas à un angle de 90 degrés, ce qui lui permit de continuer à jouer de la guitare. Les Paul n'avait donc jamais oublié son premier amour, son instrument. Après des années de chipotage, Gibson avait fini par reconnaître le bien-fondé des théories prônées par le musicien depuis son invention du « rondin ». Avec un œil jaloux sur le succès de la Broadcaster de Leo Fender, Gibson donna enfin carte blanche à Les Paul, qui lui offrit ce chef d'œuvre, la Les Paul de 1952. Plus de la moitié des instruments vendus par Gibson dans le monde depuis cette date ont été et sont des Les Paul d'un type ou d'un autre. Jusqu'à ce qu'il soit victime d'une crise cardiaque et d'une commotion cérébrale en 1975, Les Paul, dont la carrière solo avait périclité après un ultime n°1, voua toute son énergie à raffiner cet objet emblématique. Un immense succès qui fait trop souvent oublier cet inventeur génial fut aussi un musicien remarquable, le premier, avec Charlie Christian et Wes Montgomery, à donner ses lettres de noblesse à un instrument qui avait été un temps menacé de subir le sort du banjo des Minstrel Groups. Qu'on écoute donc ses enregistrements injustement oubliés des années 40, et le fameux Jazz At The Philarmonic, Part 2, qui semble annoncer le rock'n' roll avec quinze ans d'avance. Il a aussi joué avec un autre pionnier, Chet Atkins. Octogénaire, idolâtré hier par Django Reinhardt et aujourd'hui, curieusement, Par slash de Guns N' Roses, il vit désormais à Manwah, dans le New Jersey, dans un immense complexe de studios et d'ateliers où il continue d'assouvir son éternelle soif de découverte.