Otis Redding REDDING, Otis : chanteur de soul, 1959-1967. Né le 09.09.1941 à Dawson (Géorgie). Mort le 10.12.1967 à Lake Monoma (Wisconsin).

« Otis Redding symbolise un véritable transfert de la suprématie de la musique populaire noire, de Detroit, ville où cette suprématie était depuis longtemps établie, à Memphis où cet art populaire retrouvait sa source. » (Robert Shelton, New York Times).

Ce chanteur venu de Macon (Géorgie) a incarné comme nul autre la soul de Memphis et les studios de Stas, et reste sans doute le chanteur noir qui, plus encore que James Brown, a exercé la plus grande influence sur le rock, en particulier les Rolling Stones. Mais, au-delà de ce genre et de ses codes, l'interprète inoubliable d' « I've Been Loving You Too Long » et de « (Sittin' On) The Dock Of The Bay » reste un des interprètes les plus électrisants et saisissants de l'histoire du chant au XXe siècle, capable de faire oublier, comme une Maria Callas ou un Frank Sinatra, les genres et les barrières. Sa mort prématurée dans un accident d'avion en 1967, alors qu'il n'avait que 26 ans, a fait de lui un mythe toujours vivant. Le monde ressentira cruellement la perte de ce chanteur unique, au solide humour, à l'énergie inépuisable, compositeur sensible et producteur-arrangeur-musicien complet.

Fils de pasteur, il est d'abord formé à l'école du gospel. Sa famille a quitté sa ville natale de Dawson, à cent cinquante kilomètres au sud de Macon, en 1944, alors qu'il est âgé de trois ans, pour s'installer dans une HLM. Son père, Otis senior, gagne sa vie en travaillant dans une base d'aviation militaire. Tuberculeux, il s'avère vite incapable de soutenir ses six enfants, et la mère ne parvient peine qu'à maintenir la famille au-dessus du seuil de pauvreté. Quand, à l'âge de 14 ans, Redding quitte l'école pour exercer les petits métiers comme creuseur de puits dans l'industrie du pétrole ou pompiste, il découvre le rhythm'n' blues, puis le rock'n' roll. Enthousiasmé, il passe d'un répertoire à l'autre, mettant autant de ferveur à interpréter ces musiques profanes qu'il en avait mis à chanter sa foi. Son modèle est à l'époque Little Richard. Son admiration doit sans doute quelque chose au fait que ce dernier est lui aussi, comme James Brown, natif de Géorgie. Enfant, Otis joue de la batterie dans un groupe formé à l'école, puis il apprend le piano et se met à composer. Le soir, en rentrant, il chante dehors avec deux amis ses chansons préférées jusqu'à la tombée de la nuit.

Dans un style très proche de celui de Little Richard, il réalise à la fin des années 50 quelques enregistrements qui ne font pas beaucoup de vagues. Il ne s'est pas encore trouvé. Au début des années 60, il essaie de se lancer comme second chanteur et manager-chauffeur de Johnny Jerkins & The Pinetoppers, un guitariste-chanteur dont le style flamboyant influence beaucoup Jimi Hendrix ; avec cette formation, il réalise en 1962 un 45 tours, « Love Twist », qui attire l'attention d'Atlantic. Le groupe est convié à une séance d'enregistrement à Memphis. En tant que manager du groupe, ce « gars de la campagne tout timide », selon les termes de Jim Stewart de Stax, fait pression sur Steve Crooper (le guitariste de Booker T & The MG's, un personnage clé dans l'histoire du label Stax) pour ajouter un titre de dernière minute au programme de la séance, interprété par lui-même, ce qui n'était pas prévu. Cropper lui accorde une prise. Otis Redding fait alors une interprétation parfaite d'une de ses compositions, « These Arms Of Mine », la première d'une longue série de ballades plaintives à la mélodie tortueuse dont il se fera une spécialité. Très impressionnés, les responsables d'Atlantic sortent ce titre chez Volt, une succursale d'Atlantic, en le créditant à Otis Redding seul. Quelques mois plus tard, le 45 tours atteint le n° 20 des classements rhythm'n' blues. La carrière d'Otis est lancée.

Deux autres ballades suivent en 1963, « That's What My Heart Needs » et, surtout, « Pain In My Heart ». Ce dernier morceau est repris par les Rolling Stones pour leur deuxième album ; c'est à cette occasion que beaucoup d'européens le découvrent. Un album du même nom est publié au début de l'année 1964. Il est plein de sève et la voix déchirée d'Otis fait merveille, mais il comporte trop de reprises, ce qui ne laisse pas à son immense talent de compositeur l'espace nécessaire pour s'épanouir ; la remarque s'appliquera aussi aux albums à venir. A ces détails près, c'est un disques très impressionnant, qui place d'emblée son auteur parmi les grands du rhythm'n' blues. C'est en 1965 que le monde entier en conviendra. Le premier 45 tours qu'il publie cette année-là rassemble les deux faces de son talent, avec d'abord la ballade « That's How Strong My Love Is », un titre particulièrement intense que les Rolling Stones s'approprieront de nouveau, et « Mr. Pitiful », un morceau cuivré au rythme puissant qui reste son plus gros succès à ce jour. C'est vers cette époque que commence à s'imposer le terme de soul music, qui désigne une forme de rhythm'n' blues dans laquelle l'interprète met visiblement toute son âme (soul) et où demeure l'énergie spirituelle du gospel, qui en est une des composantes les plus visibles.

Qui mieux qu'Otis Redding pouvait correspondre à pareille définition ? De fait, les titres de ses quatre albums à venir comprendront chacun le mot soul, à commencer par The Great Otis Redding Sings Soul Ballads ; et le titre officieux mais très envié de « King of Soul » lui est par ailleurs décerné à vie. Le show triomphal qu'il donne alors à l'Apollo de Harlem est enregistré, et quelques extraits paraîtront bientôt dans l'album Saturday Night At The Apollo Show, qu'il partage avec d'autres interprètes. Un peu plus tard, il enregistre « I've Been Loving You Too Long », probablement une des plus poignantes chansons d'amour que l'on ait jamais écrites. Les Rolling Stones s'empressent d'en donner leur propre version, mais dans un premier temps, la mettent de côté, probablement parce qu'elle n'est qu'une copie conforme de l'original, note pour note, mais avec moins d'aisance dans l'aigu. En 1966, ils l'utiliseront finalement pour compléter l'album en public Got Live If You Want It, en y superposant une bande d'applaudissements factices. Cette même année voit paraître « Respect », un morceau enlevé dominé par les cuivres, dont Aretha Franklin fera deux ans plus tard une version explosive, véritable jalon de l'histoire de la soul. Viennent enfin l'endiablé « I Can't Turn You Loose », puis le meilleur album d'Otis, Otis Blue , qui concluent magnifiquement la plus belle année de sa carrière. La reprise de « Rock Me Baby » de B.B. King fait vivement regretter qu'il n'ait pas inscrit davantage de morceaux de blues à son répertoire. Par ailleurs, il renvoie la politesse aux Rolling Stones en adaptant « (I Can't Get No) Satisfaction » à l'idiome soul. On sait que Keith Richards, qui n'appréciait que modérément ce morceau, commença à en être fier quand il en entendit cette version.

En 1966, Otis montre égal à lui-même avec The Soul Album et plus particulièrement Dictionnary Of Soul, où l'on peut trouver deux de ses meilleurs 45 tours, l'entêtant « Fa-Fa-Fa-Fa-Fa (Sad Song) » et « Try A Little Tenderness ». Comme, au cours d'une des répétitions pour mettre au point ce dernier titre, le batteur s'était mis à doubler le tempo pour aider les autres musiciens à rester en rythme (cela s'entend à partir du second couplet), Otis a l'idée d'accélération qui fait glisser progressivement cette ballade vers le déchaînement final. Le résultat est simplement magistral. En 1967, Otis enregistre avec Carla Thomas, un recueil de onze duos, King And Queen, et passe l'essentiel de son temps à tourner dans le monde entier, ce qui générera un Live In Europe  ; l'album témoigne avec éloquence l'extraordinaire talent d'homme de spectacle qu'on lui reconnaît depuis ses débuts. Son apparition au festival de Monterey en juin 1967, immortalisée en 1970 par un album partagé avec Jimi Hendrix, Monterey International Pop Festival, achève de l'imposer au public blanc. C'était précisément son ambition et, de fait, c'est très largement grâce à lui que la soul a débordé du ghetto ethnique où elle aurait pu rester confinée pour s'imposer à une très large audience des deux côtés de l'Atlantique. En 1968, Jerry Wexler déclara que « si le public blanc apprécie la soul de la même façon que le public noir, c'est dû à une immense part à Otis Redding. »

Le 10 décembre 1967, un avion de location qui emportait Otis Redding avec quatre membres des Bar-Kays vers le lieu d'un de ses concerts dans le Midwest s'écrase dans un lac. L'accident a lieu alors même qu'Otis vient de retourner en studio et qu'il a déjà enregistré les maquettes de plusieurs dizaines de chansons nouvelles. La toute dernière sur laquelle il a travaillé (trois jours seulement avant la catastrophe) est « (Sittin' On) The Dock Of The Bay. » Le sifflement final, sans lequel on aurait du mal aujourd'hui à imaginer ce morceau, fut improvisé par Otis parce qu'il avait oublié quelles paroles devaient être reprises à la fin, lorsque le volume de la musique se met à baisser. Il était sûr de tenir la chanson de sa carrière, celle qui se vendrait immédiatement à des millions d'exemplaires. De fait, « Dock Of The Bay » devient peu après son premier et dernier n°1 La disparitions d'Otis Redding annonce le déclin de la deep soul du sud des Etats-Unis, qui ne retrouvera jamais le même lustre, et plus particulièrement du label Stax-Volt ; celui-ci perdit d'ailleurs ses droits sur les albums posthumes d'Otis au bénéfice d'Atco, une autre filiale d'Atlantic. Les deux premiers d'entre eux, The Dock Of The Bay et The Immortal Otis Redding (1968) sont tout simplement remarquables. Le travail réalisé par l'équipe des studios de Memphis pour donner une forme définitive à ces morceaux n'appelle aucune réserve. Love Man (1969) et Tell The Truth (1970) sont peut-être moins essentiels, mais on y trouve encore quelques moments d'exception, tout particulièrement le morceau-titre du premier ; ils donnent en outré la mesure des réserves dont disposait Otis Redding et de ce qu'aurait pu être sa carrière s'il avait survécu.

On s'est souvent demandé comment Otis Redding aurait négocié le tournant des années 70. Les autres monstres de la soul, à l'exception notable d'Aretha Franklin, n'ont généralement fait que vivre des dividendes de leurs années de gloire ; on aime à penser toutefois que la sincérité passionnée qu'Otis mettait dans toutes ses interprétations lui aurait évité un tel destin. Sa voix âpre, une des plus expressives que l'on ait jamais entendues, l'aurait peut-être même davantage distingué du commun, la musique soul des années 70 s'étant révélée dans son ensemble considérablement moins « habitée » que celle des années 60. Ce fut Little Richard, sans l'exemple duquel il n'eût peut-être pas fait carrière, qui l'intronisa en 1989 dans le Rock'n' Roll Hall of Fame.