MORRISON, Van (George Ivan Morrison) : chanteur, guitariste, saxophoniste et harmoniciste de rhythm'n' blues, blues, jazz et folk irlandais, 1964. Né le 31.08.1945 à Belfast (Irlande du Nord).
Sans doute un des meilleurs chanteurs de blues, soul et jazz en activité, cet irlandais de Belfast s'est d'abord fait connaître dans les années 60 au sein de Them, un des groupes les plus influents de son temps, avec qui il grava notamment l'illustre « Gloria ». Il s'est ensuite lancé dans une prolifique carrière solo nourrie de musique celtique, d'influences noires américaines, et émaillée d'impressionnants chefs d'œuvre dont il suffit de dire qu'ils ont rendu son nom presque synonyme d'intensité et de passion. Avec Bob Dylan, il demeure l'un des artistes solitaires les plus inspirés et les plus influents du rock.
« Si vous lise Beckett, dira Morrison au début des années 90, vous verrez qu'il raconte la même chose dans chaque livre qu'il écrit. Toute cette lutte, encore et toujours, et soudain, au milieu de tout ça, quelques part il se souvient de l'Irlande, du passé… Il se souvient d'y avoir vu le soleil se lever sur les champs, ou quelque chose d'aussi beau que ça. Et puis il revient à la lutte. » Une des premières chansons de Van Morrison, « Beside You », était déjà une prière pour que cesse « toute cette lutte », ce « monotone vacarme » dont parle encore son illustre compatriote. Pour, chantait-il, « ne jamais se demander pourquoi. » Mais la lutte a continué, et au gré d'une discographie pléthorique sa quête s'est teintée d'un mysticisme croissant, brassant le new age, le christianisme, la scientologie, et à peu près toute forme de religion, jusqu'à devenir parfois embarrassante et insupportablement prêcheuse. Enervant, génial, raseur, passionnant, auteur d'albums indispensables, Van Morrison est un homme qui inspire des sentiments mêlés. Mais, trois décennies après es débuts, on s'aperçoit qu'il est toujours là, l'exigence intacte, avec sa voix tellement habitée qu'elle infuserait l'âme à n'importe quoi, et toujours capable, et sans surprises, de trouées comme No Guru, No Method, No Teacher, Enlightenment ou « quelques chose d'aussi beau que ça. »
Né fils unique dans la maison familiale de Hyndford Street à Belfast, George Ivan Morrison grandit entre une mère pleine de ferveur religieuse (qui deviendra un temps Témoin de Jehovah) et un père calme et timide, dont la seule extravagance est une collection de disques américains assez inattendue pour le lieu et l'époque. Van aura ainsi l'occasion de découvrir très tôt Muddy Waters, Howlin' Wolf, Hank Williams, Jelly Roll Morton, Charlie Parker, Woody Guthrie et son préféré de tous : Leadbelly. Plus tard, il se souviendra de l'émotion ressentie à l'écoute d'un gospel de Mahalia Jackson sur l'électrophone paternel alors qu'il n'avait que trois ans : le genre d'expérience intense qui contribuera à lier pour toujours dans son esprit la musique et le sentiment religieux.
En 1956 son père lui achète sa première guitare et l'année suivante il forme avec des copains de son quartier un groupe influencé par le skiffle de Lonnie Donegan, les Sputnicks. L'écoute du jazzman Jimmy Giuffre le décide ensuite à apprendre le saxophone, instrument avec lequel il intègre en 1960 les Monarchs, une formation qui joue essentiellement des reprises de succès pop. Ceux qui le côtoient à cette époque le décrivent comme timide, distant et particulièrement silencieux. Au sein des Monarchs, il se taille vite une réputation d'exubérance insensée par son comportement sur scène, où il n'hésite pas à se rouler par terre, danser sur les tables ou jeter sa chemise dans le public. « C'était incroyable, parce qu'il était un type tellement calme », se rappellera un ami. « Pourtant, dès qu'il entendait de la musique il devenait quelqu'un d'autres. » Une dualité qu'on retrouvera tout au long de sa carrière : d'un côté la personne publique, froide, hermétiquement close et de l'autre, l'artiste intense et passionné.
Les Monarchs deviennent professionnels en 1962, tournent à Londres et en Allemagne, où Van aura un avant-goût de ses rêves d'Amérique en jouant devant un parterre de GI's, et se séparent dès leur retour à Londres en 1963. Il fera brièvement partie d'un groupe appelé le Manhattan Showband, avant de retourner à Belfast avec une furieuse envie de monter un groupe de rhythm'n' blues sur le modèle de The Downliners Sect, premier group du genre qu'il ait vu sur scène, juste avant les Pretty Things. Il commence alors à composer (« Could You Would You »), puis crée Them en répondant à une annonce passée par un club qui cherche des musiciens de rhythm'n' blues. En 1964, les premiers membres en seront Alan Henderson, Eric Wrixon, vite remplacé par John McAuley, Ronnie Millings et Billy Harrison. Morrison devient quant à lui chanteur à part entière pour la première fois. Leur premier concert a lieu le 17 avril 1964 au Maritime Hotel, club sont ils deviendront vite l'attraction principale et où ils se tailleront une solide réputation de groupe de scène. Recrutés chez Decca la même année, ils sortent leur premier 45 tours, « Don't Start Crying now », sans succès. Puis c'est « Baby Please Don't Go », dont la face B n'est autre que le furieux « Gloria », un des standards les plus fameux du rock qui avec le « Satisfaction » des Rolling Stones, suffit presque à résumer la première moitié des années 60 britanniques dans son versant rock'n' roll. En 1965, ils sont présentés au compositeur-producteur Bert Berns (auteur entre autres de « Twist And Shout »), chargé d'adoucir leur son et de le rendre plus commercial. Une rencontre qui aboutira à leur plus grand succès, « Here Comes The Night », repris plus tard par David Bowie dans Pin-Ups . Après deux albums de rhythm'n' blues ( Them en 1965, Them Again en 1966), dont on ne parlerait probablement plus aujourd'hui s'ils n'avaient pas servi à révéler la puissance du chant de Morrison et occasionnellement ses talents bourgeonnants de compositeur (outre « Gloria », les magnifiques « My Lonely Sad Eyes », « Friday's Child », « Mystic Eyes »), le groupe se sépare en 1966, miné par les incessants changements de formation et les dissensions internes.
Tandis que les autres membres partent aux Etats-Unis se transformer en garage band punk-psychédélique, Morrison envoie des maquettes à Bert Berns. En 1967, il se retrouve à New York où il enregistre pour le label de Berns une série de chansons regroupées aujourd'hui dans The Bang Masters : un document fascinant qui le saisit en pleine mutation, tâtonnant, cherchant à se libérer des structures traditionnelles sans toujours savoir quoi faire de sa liberté. Dans les morceaux longs, par exemple : « T.B. Sheets », les premières moutures de « Madame George » et « Beside You », on l'entend expérimenter cette accumulation d'images et ce langage poétique dilaté et ressassant qui seront sa marque, mais sur un fond musical dont la rigidité rend ses efforts inopérants. Dans ce chantier passionnant mais comme inachevé, c'est finalement les chansons courtes qui retiendront l'attention comme « I Love You », une maquette où avec une simple guitare sèche, il montre déjà de quelle extraordinaire présence il est capable, le charmant « Spanish Rose » et surtout l'irrésistible « Brown-Eyed Girl », qui demeure le plus grand succès de sa carrière solo.
Après la mort soudaine de Berns en 1967, il part vivre à Cambridge, avec sa future femme Janet Planet. Il joue là-bas avec des musiciens locaux comme le contrebassiste Tom Kielbania et le flûtiste John Payne, et rode avec eux le style acoustique qu'on trouvera dans Astral Weeks , premier véritable album solo sorti en 1968. Un pas de géant non seulement par rapport à ses productions antérieures, mais aussi par rapport à tout ce qui s'était fait avant et même après lui. Astral Weeks est le genre de disque qui aidera, ce qu'on désigne alors comme la musique pop, à se libérer de ses canons en donnant à penser que tout est possible, et offrira une brèche par laquelle s'engouffreront les Tim Buckley, Nick Drake, Richard Thompson, même s'il est trop unique et personnel pour avoir véritablement fait école. Un disque de rupture, avec l'adolescence, l'Irlande, le rock, suintant une impossible nostalgie, comme déraciné. Face à quelques illustres jazzmen comme Connie Kay, Richard Davis, Jay Berliner, Morrison se laisse aller et se perd dans de longues chansons possédées, cathartiques, à moitié improvisées, qui tiennent autant de la transe que de la musique, et où sa voix finit souvent par servir d'instrument à part entière. La densité poétique exceptionnelle de chansons telles que « Beside You » ou « Madame George », une poignante chansons d'adieu à l'adolescence, contribuera à en faire un chef d'oeuvre inépuisable qu'il est devenu, régulièrement cité par les critiques comme « un des cinq plus grands disques de rock jamais enregistrés. » Un des plus beaux hommages lui sera rendu par le critique Lester Bangs, qui y verra non seulement « le disque rock qui a eu le plus d'importance dans sa vie », mais aussi « la preuve qu'il restait quelque chose à exprimer musicalement à côté du nihilisme et de la destruction. »
En 1969, Van Morrison part s'installer à Woodstock dans le voisinage de Bod Dylan et de The Band. Il compose là quelque chansons dans la veine d' Astral Weeks , puis, probablement sous l'influence de The Band, finit par reprendre racine avec Moondance (1970), un album moins aventureux mais beaucoup plus varié, qui fixe son style et cristallise toutes ces influences noires, blues, jazz, soul, gospel, avec un panache et une richesse de palette musicale qui en font un de ses tout meilleurs disques. Du swing aérien de « Moondance » au superbe « Brand New Day », de la sensualité de « Crazy Love » au clavecin joyeux d' « Everyone », chaque chanson aurait pu être un tube potentiel. Au lieu de quoi c'est « Domino » qui décrochera la timbale en s'installant au n°9, et qu'on retrouve dans l'exubérant His Band And Street Choir (1970), un album de pur rhythm ‘n' blues destiné à l'origine à être chanté entièrement a cappella. Musicalement, ce disque est beaucoup plus banal, mais transfiguré par un Morrison désormais en confiance et éprouvant un plaisir manifeste et communicatif à chanter.
En partie pour échapper au tourisme hippie qui affecte Woodstock depuis le festival, la famille Morrison, désormais agrémentée d'une fille, Shana, déménage dans le comté de marin, au nord de San Francisco. Tupelo Honey (1971) se fera l'écho de ce désir de « commencer une nouvelle vie », mais n'arrivera pas néanmoins à renouveler l'excellence des précédents. C'est un album solide mais, à part la chanson-titre « Wild Nights » et quelques autres, il tourne un peu en rond et menace de substituer la routine à l'inspiration. Menace oubliée dès St. Dominic Preview (1972), qui démarre par la pétulante soul cuivrée de « Jackie Wilson Said » et finit par renouer avec les transes d' Astral Weeks à travers es deux impressionnants morceaux de bravoure, « Listen To The Lion » et « Almost Independance Days », deux autres odyssées obsessionnelles aux confins du langage articulé.
Après le curieux et très jazzy Hard Nose The Highway (1973) et It's Too Late To Stop Now (1974), double album live généralement considéré comme un des meilleurs du genre, Morrison divorce, retourne brièvement en Irlande pour la première fois depuis son installation aux Etats-Unis et écrit là-bas quelques chansons parmi ses plus personnelles. Enregistré dès son retour de Californie, Veedon Fleece (1974) est un disque charnière en ce qu'il puise pour la première fois dans ses racines celtiques, qui deviendront une composante majeure de sa mythologie personnelle et de son style à venir. Un peu méconnu dans son abondante discographie, c'est pourtant un chef d'œuvre absolu à mettre au même niveau qu' Astral Weeks. Après cet album qui indiquait pourtant de nouvelles pistes, Morrison décide brutalement d'arrêter. Pendant trois ans, il se retire de la scène musicale et laisse enfler les rumeurs de retrait définitif. « Ce que l'on disait de moi devenait totalement irréel », dira-t-il plus tard. « On m'avait hissé sur un piédestal, en écrivant tous ces articles qui n'avaient plus le moindre rapport avec ma réalité. C'était insensé, ça devenait incroyable. Il me fallait donc partir. Mon travail m'intimidait, à cause du poids de ce qui avait été écrit et dit à mon sujet. » Il y aura quand même de rares apparitions, dont la plus notable au concert d'adieu de The Band en 1976, avec entre autres Dr. John qui coproduira en 1977 l'album de son retour, A Period Of Transition. Un album qui porte bine son titre, tenant à moitié de l'auto-imitation, où l'o sent incontestablement le poids dont il parlait plus haut. Tout comme le suivant Wavelength (1978), destiné à « m'amuser un peu, à être un peu moins sérieux que mes autres projets. »
Plus sérieux donc, renouant avec la quête spirituelle et les racines celtiques de Veedon Fleece, Into The Music (1979) remettra Morrison au premier plan avec les formidables « Full Force Gale », « Bright Side Of The Road », « The Healing Has Begun », et la présence de Ry Cooder. C'est aussi le disque qui officialise en quelque sorte son mysticisme jusqu'alors plutôt diffus et instinctif, citant pour la première fois la Bible et le Seigneur, et assimilant la musique à une guérison. Mysticisme dont il abusera pour le très complaisant Common One en 1980, constitué de longs morceaux censés rappeler Astral Weeks par leur aspect informel, mais qui sonnent complètement creux, notamment quand il se contente d'énumérer ses poètes préférés durant les douze minutes de « Summertime In England ». A cette époque, après la diarrhée verbale de Common One, il déclare à qui veut l'entendre qu' « il y a des choses qu'on peut exprimer en musique et qui sont impossibles à communiquer dans le cadre d'une chanson. » C'est ainsi que Beautiful Vision (1982) contiendra pour la première fois un de ces morceaux instrumentaux new age à base de synthétiseurs, dont on ne retrouvera pas moins de quatre dans l'affligeant Inarticulate Speech Of The Heart (1983), un album dont les crédits de pochette remercient au passage L. Ron Hubbard, fondateur de l'Eglise de scientologie.
Van Morrison est de retour en forme en 1985 avec le méditatif Sens Of Wonder, et surtout le magnifique No Guru, No Method, No Teacher (1986), son meilleur disque des années 80, dont le titre est une réponse à la consternation qui accueillit la mention de L. Ron Hubbard. Malgré ses errements et une discographie récente au bas mot inégale, l'homme est encore capable de se fendre de chansons de la trempe d' « In The Garden » ou « Oh The Warm Feeling », vibrantes et nécessaires comme aux premiers jours. Dans « A Town Called Paradise » il s'en prend aux « copieurs » qui ont « pompé ses chansons », de même que plus tard « Bigtime Operator » témoignera de sa colère intacte envers Bert Berns, 25 ans plus tard après les faits. Décidément, l'apaisement souhaité dès « Beside You » n'est pas encore en vue. En 1987, il donne une conférence au Wrekin Trust, un organisme à vocation spirituelle, intitulée « Explorer le pouvoir de la musique pour changer la conscience ». Dans la notice autobiographique qu'il a rédigée lui-même pour l'occasion, il parle de son travail « de plus en plus destiné à devenir une voie vers la contemplation et un moyen de guérir l'âme » et de sa « lutte pour réconcilier la vision mythique des Celtes et sa propre quête de satisfaction spirituelle, avec l'hédonisme apparent du blues et de la soul. » La même année Poetic Champions Compose se fera largement l'écho de ce programme, tandis qu'il explorera plus nettement que jamais ses racines celtiques dans un très bel album enregistré avec le groupe traditionnel irlandais The Chieftains, Irish Heartbeat (1988). Les collaborations suivantes seront plus inattendues : Cliff Richard et Georgie Fame pour Avalon Sunset (1989), le crooner gallois Tom Jones dont il produira et composera en partie l'album Carrying A Torch. Chansons qui figurera en 1991 dans Hymns To The Silence, un double album dont le titre éloquent reflète peut-être sa lecture récente de Beckett, qui n'a jamais rien dit d'autre que son désir éperdu d'arriver à se taire enfin, fût-ce comme Morrison au prix d'une interminable et épuisant soliloque. Comme le précédent, Enlightenment (1990), Hymns To The Silence , aurait gagné à être réduit de moitié, mais tous deux contiennent des magnifiques chansons : « Enlightenment », « Real Real Gone », « Pagnan Strams », « Carrying A Torch », « So Quiet In Here ». Too Long In Exile, en 1993, sera notamment pour une reprise de « Gloria » avec John Lee Hooker, mais pas grand-chose d'autre.
Van Morrison continue aujourd'hui à creuser le même sillon avec plus ou moins d'inspiration. Pour qui le connaît bien, des albums comme Days Like This (1995) ou The Healing Game (1997) n'ajoutent ni ne retranchent rien. Deux ou trois bonnes chansons par disque, une voix toujours aussi intense : difficile de demander beaucoup plus après une discographie aussi fournie et près de trente ans de cette activité qu'il insiste désormais à appeler son job. Le reste n'est qu'une question de fidélité ou non. La muflerie de Van Morrison vis-à-vis de la presse induit en retour une attitude antipathique et presque condescendante à son égard. Chaque nouvelle livraison est accueillie a priori avec défiance et lassitude par la critique. Mais il y a d'autres sons de cloches. En 1994, il fait l'objet d'un album-hommage, No Prima Donna, avec en particulier une reprise a cappella de « Full Force Gale » par Elvis Costello et une belle version de « Madame George par Marianne Faithfull. Puis, l'année suivante, Days Like This s'est installé au n°5 du classement britannique, pas loin derrière le History de Michael Jackson, permettant ainsi à une nouvelle génération de découvrir son œuvre en l'abordant par la fin. Et il n'est pas sûr que ceux-là n'auront pas le genre de révélation que d'autres ont pu avoir en leur temps avec Moondance, St. Dominic's Preview ou Veedon Fleece. Il a fait paraître en 1998 The Philosopher's Stone, un double CD survolant les années 1971-1988, avec quelques titres inédits. Son dernier album en date est Back On Top (1999).