STAX  : compagnie de disques de soul-rhythm'n' blues américaine, 1959-1975.

Créée par une blanche de Memphis (Tennessee) et son jeune frère, cette compagnie a fait découvrir au monde entier dans les années 60 les talents d'Otis Redding, Sam & Dave, et quantité d'autres. Elle possédait un studio et un orchestre de musiciens de séances qui influença le son du rock de manière profonde et durable. Par opposition à la musique soul de Chicago ou de Detroit (la ville de Tamla Motown), on désigna la musique réalisée dans les studios Stax comme la « Southern soul », en référence au « deep South ». Il est vrai qu'elle avait partie liée avec la tradition de la musique country, dans son expression la plus âpre et la moins édulcorée. Elle fut enfin une expérience unique d'association multiraciale dans le sud des Etats-Unis.

Estelle Axton (née Stewart en 1918) vient de Middleton, un minuscule village de l'extrême sud-ouest du Tennessee, non loin de Memphis. Partie étudier à la ville pour décrocher son diplôme d'institutrice, elle revient enseigner dans son village où elle a, parmi ses élèves, son jeune frère Jim (James) Stewart (né en 1930), de douze ans plus jeune qu'elle. Mariée, elle devient caissière dans une banque à Memphis après la guerre. A la fin des années 40, Jim Stewart, rejoint sa sœur qui l'encourage à faire des études d'économie afin d'accéder à un échelon plus élevé dans la banque. Il est alors violoniste dans des orchestres de western swing, et découvre un soir Elvis Presley. L'un et l'autre vivent alors dans un univers qui les isole totalement des Noirs, dans un état encore ségrégationniste. « Je n'avais pratiquement pas vu un noir de ma vie jusqu'à l'âge adulte, racontera Jim Stewart. Je ne savais que les disques Atlantic ou Chess existaient. Tout ce que je voulais, c'était d'être impliqué dans la musique, d'une manière ou d'une autre. » Avec l'aide d'un ami coiffeur, qui possède du matériel d'enregistrements, et le soutien d'un DJ, Stewart réalise dans le garage de l'oncle par alliance de sa sœur le premier enregistrements d'un chanteur de country and western. Chips Moman, un guitariste de séances, ex-accompagnateur de Gene Vincent et des frères Burnette, prend la direction des opérations. Les premiers disques pressés sont publiés par la marque Satellite.

En 1958, le jeune homme persuade sa sœur d'hypothéquer sa maison pour faire l'acquisition d'un magnétophone Ampex mono. Grâce à une relation, Jim Stewart et Estelle Axton trouvent un entrepôt qu'ils transforment en studio de fortune. Ils engagent un groupe constitué des amis du lycée de Packy Axton, le fils d'Estelle, qui joue du saxophone ténor, et du guitariste Steve Cropper, du bassiste Duck Dunn, du guitariste Charlie Freeman et du batteur Terry Johnson, tous blancs. Jim Stewart découvre alors le rhythm'n' blues de Ray Charles pour la première fois de sa vie. Tous les week end, la bande se rend à Brunswick pour répéter et enregistrer qui passe par là : musiciens de country, rockabilly et rhythm'n' blues. Pour rapporter de l'argent, Estelle Axton ouvre à côté un stand de glaces, où elle essaie de vendre des disques. Les quelques enregistrements réalisés et pressés en 1959 ne rencontrent aucun écho.

Tout change en 1960. Chips Moman a alors repéré une vieille salle de spectacles à Memphis, le Capitol Theater, sur East McLemore Avenue ; elle a été transformée ensuite en église, puis abandonnée. Estelle Axton et Jim Stewart la louent pour 100 dollars par mois et leur équipe la transforme en studio. Ils font de la boutique où l'on vendait autrefois des confiseries un magasin de disques, d'où la compagnie tirera ses premiers profits. Le soir où le studio est achevé, une figure pittoresque de la ville, Rufus Thomas, âgé de 43 ans, qui se surnomme lui-même « le plus vieux teenager du monde », surgit de l'entrée. Il a un projet : enregistrer un duo de sa composition qu'il entend interpréter avec sa fille Carla, une lycéenne de 17 ans. Cet homme entreprenant, chauffagiste dans une blanchisserie industrielle, a multiplié les incursions dans le monde du spectacle : il a été un des premiers à enregistrer pour Sun et anime une émission à la radio locale WDIA. Son « Cause I Love You » est un petit succès local, s'écoulant jusqu'à 20 000 exemplaires. Jerry Wexler de chez Atlantic prend le disque en licence nationale. Ainsi, l'engrenage est enclenché et, tout à fait par hasard, Jim Stewart et Estelle Axton s'associent au style rhythm'n' blues local auquel ils ne connaissaient rien.

Le duo du père et de la fille a servi d'amorce ; Carla Thomas seule sera le détonateur. A peine pubère, elle avait composé une chanson en langage enfantin, « Gee Whiz » (une expression équivalent à « Oh, là là » en français), dont son père, très déterminé, s'est entiché et qu'il avait vainement essayé de vendre depuis deux ans. Encouragé par Rufus, elle la chante au piano, et tout le monde est sous le charme. Encore peu sûr de ses installations, Jim Stewart s'arrange pour l'enregistrer en novembre 1960 aux studios Hi, sous la direction de Chips Moman, avec un orchestre de cordes. Cette bluette se propage peu à peu, jusqu'à se vendre massivement à Memphis. Les responsables d'Atlantic se réveillent alors et en exigent la distribution. Jim Stewart et sa sœur, ignorant toutes les règles du show-business, croient alors ne s'engager que pour de futurs duos de Rufus et Carla Thomas, loin de réaliser qu'ils ont cédé tous leurs droits de distribution à Atlantic. Pour mettre l'accord au point Jerry Wexler, le directeur musical d'Atlantic, fait une première visite, restée historique, à Memphis. Dans le contexte ségrégationniste de l'époque, Jim Stewart ne songe même pas inviter chez lui Rufus Thomas, un de ceux qu'on appelle encore sans gêne des « nègres ». Jerry Wexler accueille les deux hommes à son hôtel ; encore doivent-ils y pénétrer par l'entrée de service, entre les poubelles. Après leur passage, Wexler recevra d'ailleurs la visite de la brigade des mœurs. « Gee Whiz », distribué par Atlantic, monte au n°10 des classements nationaux en 1961.

Dès lors, une des aventures les plus généreuses de la musique populaire américaine va naître dans l'ancien théâtre du 926, East McLemore Avenue à Memphis. Le studio, ouvert tous les jours par Packy Axton, le fils d'Estelle, accueil sa bande d'amis musiciens, qui répète sous la direction de Chips Moman. Le soir, arrive une autre bande, de celui qu'on surnomme Booker T. Jones, parce qu'il est le fils d'un couple d'enseignants de la bourgeoisie noire au lycée Booker T. Washington. De l'autre côté du studio se trouve le magasin de disques où Estelle Axton et Jim Stewart sont en contact avec les représentants et les clients, diffusant tous les tubes que le collectif du studio, de plus en plus important, découvre et décortique. La porte du studio reste toujours ouverte à qui veut apporter quelque chose. C'est ainsi que la musique rend possible ce mélange racial que la société refuse.

Le véritable point de départ de ce qu'on a appelé le son de Stax est sans doute l'instrumental « Last Night » des Mar-Keys, une des dernières références de Satellite avant la naissance de l'étiquette « Stax » (un nom formé par les deux premières lettres des prénoms de Jim Stewart et Estelle Axton). L'alchimie réalisée entre orgue, guitares et cuivres (le noyau des musiciens est blanc, mais les cuivres, pour le disque, sont dominés par deux noirs, le saxophoniste ténor Gilbert Caples et la saxophoniste baryton Floyd Newman) préfigure le son de Stax des sept ou huit années à venir. Une nouvelle incarnation de groupe, baptisée Booker T. & The MG's, constitue désormais le groupe maison avec deux blancs, Steve Cropper et le bassiste Donald « Duck » Dunn, et deux noirs, Booker T. Jones et le batteur Al Jackson Jr., participant, souvent avec le renfort des Memphis Horns, à la plupart des séances d'enregistrement. En 1962, leur célébrissime « Green Onions » deviendra le premier très gros succès à être sorti directement chez Stax. En 1963, le vétéran Rufus Thomas, le père de Carla, accède enfin à la reconnaissance, avec notamment « Walking The Dog », immédiatement repris par les Rolling Stones, pour qui cette soul du Sud aura, dans les années 60n la même importance que le blues à leurs tout débuts.

Non seulement la même équipe de musiciens est presque systématiquement employée pour les disques, mais, et c'est un autre point commun avec Motown, une équipe réduite de compositeurs maison pourvoit aux besoins des interprètes : nombre de succès de Stax portent la signature de David Porter, d'Isaac Hayes ou de Steve Cropper, le guitariste de Booker T. & The MG's. Entre autres particularités, le son de Stax emprunte beaucoup au blues (Albert King fera d'ailleurs assez tôt partie de l'écurie), au gospel, bien sûr, et, ce qui est plus original, à la country dont Memphis se dispute avec Nashville l'honneur d'être la capitale. Mais c'est une country âpre et sauvage, encore proche de ses racines, loin du « son de Nashville ». Il suffit pour s'en convaincre d'écouter le « You Don't Miss Your Water » (1962) de William Bell, que l'on connaît bien aujourd'hui grâce à la reprise qu'en a faite Otis Redding. Les principaux artistes de Stax vont être Eddie Floyd, Johnnie Taylor, Sam &Dave et surtout Otis Redding dont les disques paraissaient vie la sous-marque Volt. Ce dernier est un unanimement considéré comme le plus grand chanteur soul qui ait jamais vécu, et sa disparition tragique en 1967, alors que Stax commence à s'exporter et à organiser des tournées mondiales reçues triomphalement en Europe et ailleurs, porte la compagnie un coup dont elle ne se remettra jamais tout à fait.

L'affaiblissement puis la disparition de Stax sont indémêlables de l'évènement le plus important de cette année-là : l'assassinat, à Memphis même, le 4 avril 1968, du pasteur Martin Luther King. King vivant, la communauté noire était encore sous la coupe d'un leader pacifiste, quoique de plus en plus contesté, qui prônait la non-violence. « Ce fut, selon Booker T., le tournant décisif dans les relations entre noirs et blancs dans le Sud. » L'entente exceptionnelle que Stax avait favorisée se fendillait. Un autre évènement aura des répercussions directes pour Stax : l'absorption d'Atlantic par Warner Brothers. Jim Stewart doit alors renégocier un nouveau contrat pour sa compagnie : il s'aperçoit qu'aucune des matrices de ses disques ne lui appartient, qu'Atlantic seul possède tous les droits sur les enregistrements posthumes d'Otis Redding et ceux, à venir, du duo Sam & Dave, le plus populaire de Stax. Il préfère alors rompre avec Atlantic et vendre sa compagnie à Gulf & Western, sur le Côte Ouest, et à sa filiale Paramount.

Démarrant sur de nouvelles bases, avec l'intention de faire des affaires, Stax obtient de nouveaux succès avec Booker T. & The MG's, Eddie Floyd, le duo William Bell & Judy Clay et Johnnie Taylor. Les méthodes changent : Al Bell codirige aux côtés de Jim Stewart. L'arrivée de Don Davis, un producteur de Detroit, formé par Motown, achève de retirer à Stax son identité. La présence de Johnny Baylor, un entrepreneur très efficace aux méthodes dures qui dirige la sous-marque Koko, crée une ambiance plus tendue. Après avoir racheté à nouveau sa compagnie, Jim Stewart et ses nouveaux associés obtiennent de grands succès avec les disques d'Isaac Hayes, des Soul Children, et surtout des Staple Singers. L'apogée de cette période est marquée par l'organisation par Al Bell du festival Wattstax en août 1972 dans le quartier noir de Watts à Los Angeles. Toutes les vedettes de Stax y participent. L'évènement, réalisé avec le soutien du révérend Jesse Jackson, suscite 100 000 dollars de bénéfices versés à diverses organisations noires, dont celle de Jackson. Deux doubles albums et un documentaire en seront tirés. Mais le son de Memphis n'existe plus vraiment dans les studios de Stax, et une nouvelle famille s'agrège aux studios de Muscle Shoals. Une autre sous-marque est alors créée, Hi, dont les vedettes seront Al Green, Syl Johnson et Ann Peebles. Bien que Stax, lié depuis 1972 à Columbia, réalise de grands profits, enquêtes et procès révèlent bientôt que de l'argent a été versé à des programmateurs pour favoriser des passages de disques à la radio et qu'un employé a utilisé de vastes sommes pour pratiquer des prêts à des taux usuraires. En 1975, Stax devra déposer son bilan et Jim Stewart perdra pratiquement tout ce qu'il aura gagné dans l'entreprise.

L'influence du son Memphis a été considérable dans les années 60, et beaucoup d'artistes majeurs, comme Wilson Pickett, Arthur Conley, Percy Sledge et Aretha Franklin n'auraient jamais fait la carrière qu'on leur connaît s'ils n'avaient très largement emprunté au son de Stax. Le succès du film Les Blues Brothers en 1980, populaire au point d'avoir suscité la création d'un groupe de vétérans des studios Stax, montre à quel point le public est resté attaché à cette période et à cette musique à la magie irremplaçable, où la joie de jouer, la ferveur et le désir d'inventer n'ont jamais été retrouvés.