Depuis plusieurs semaines, on nous invite à célébrer les 50 ans du rock'n'roll, cette musique du XXe siècle désormais immortelle, qui a fondamentalement changé le paysage culturel du monde. Un bien bel hommage, mérité au demeurant, mais rendu cette année contre toute évidence historique. S'il est particulièrement difficile de fixer l'acte de naissance du rock avec une précision d'état civil ; si le plus futé des musico-archéologues n'a aucun carbone 14 à sa disposition pour la datation des vinyles, une chose est sûre : le rock a poussé son premier cri bien avant 1954.
Les plus pertinents historiens du genre (Nick Tosches, Greil Marcus, Lee Cotten...) considèrent unanimement que l'acte fondateur du rock'n'roll a été posé, en toute inconscience, par Roy Brown avec Good Rockin Tonight, en septembre 1947. Ce sera l'un des tout premiers succès d'Elvis Presley sept ans plus tard. On repère ensuite une griffe « rock » un peu plus précise en 1951. Avec 60 Minutes Man, du groupe Dominoes, et Rocket 88, de Jackie Brenston et les Delta Cats (parmi lesquels Ike Turner, en réalité son anonyme créateur). Mais on ne parle encore alors que de rhythm'n'blues. Genre musical considéré comme une musique ethnique dans l'Amérique ségrégationniste où Blancs et Noirs ne pouvaient fréquenter les mêmes salles de concert ou de bal.
C'est en 1952 que ce nouveau rythme est officiellement labellisé « rock ». Par Alan Freed, un disc-jockey blanc d'une radio blanche de Cleveland, WJW, passionné de cette musique noire qu'il passe à l'antenne sans en préciser la couleur. Ce qui lui épargne d'avoir à choquer nombre de ses auditeurs en parlant de rhythm'n'blues. Les artistes en vogue sont des groupes : Orioles, Dominoes, Treniers, Drifters, Raven, Clovers, Ink Spots. Des voix uniques : Wynonie Harris, Clyde McPhatter, et les idoles des jeunes sont souvent rondouillardes : Louis Jordan, Big Joe Turner, Amos Milburn, Roy Hall, Roy Milton. Les femmes ont la part belle : Ruth Brown, Big Maybelle, Lavern Baker, Willie Mae Thornton. Ce sont eux les authentiques pionniers du rock.
Pour eux, « rock » a une tout autre signification que sa traduction littérale. S'il s'agissait bien de se secouer, il fallait aussi entendre « baiser ». Le rock naît donc d'un désir de vivre-jouir sans entrave. Une manière d'exorciser les démons d'une Amérique sautant allégrement de la Seconde Guerre mondiale à la guerre froide, de la guerre de Corée à la peur atomique. Qui tend à se recroqueviller frileusement par peur des envahisseurs, qu'ils soient « rouges » ou ovnis.
Les adolescents blancs, élevés dans un puritanisme austère, ne s'y trompent pas, partageant plus ou moins secrètement ce goût du plaisir loué par les Noirs. Dès 1952, sans aucune idéologie particulière, le rock déclenche un raz de marée culturel et social, empêchant les Etats-Unis de sombrer dans la plus absolue schizophrénie raciste. Sa grande force fut d'ébaucher la réconciliation raciale. Cette année-là, la Cour suprême des Etats-Unis décrète la fin de la ségrégation raciale dans l'éducation et les transports, mais la route sera longue vers l'égalité.
Y compris dans le rock'n'roll. Dès 1952, l'engouement des jeunes Blancs, qui à l'inverse de la grande majorité des Noirs sont dotés d'un réel pouvoir d'achat, transforme peu à peu le rock en marchandise. L'opposition purement morale au rock s'efface devant les intérêts commerciaux, et tout naturellement le marché du disque, tenu essentiellement par des adultes blancs, impose ses règles.
Les uns après les autres, les « vieux » artistes noirs seront effacés comme par enchantement du devant de la scène. Chuck Berry et Little Richard survivront car ce sont de grands créateurs, pourvoyeurs de tubes repris par d'autres. Au fur et à mesure qu'il perd de sa couleur originelle, le rock perd de son impertinence et de sa révolte. De jeunes artistes blancs, non dénués de talent, occupent les places libérées, les plages des vinyles, et c'en est fini du métissage subversif.
Et l'on en arrive ainsi à 1954. Cette année correspond à l'avènement totalement commercial du rock. Incarné par ses premiers héros blancs : Bill Haley avec son quasi hymne Rock Around the Clock et, surtout, Elvis Presley qui, dès son premier disque en juillet 1954, bouleverse totalement la donne. Tout en restant, lui, très longtemps fidèle aux vraies racines du rock. Où il puisera abondamment une grande partie de sa carrière.
Qu'on comprenne bien, il n'y a pas eu de « pillage » au sens littéral du terme des artistes noirs par les artistes blancs mais, de fait, une éviction progressive des premiers au profit des seconds. Dans lesquels la jeunesse blanche et consommatrice pouvait plus aisément s'identifier. Alors qu'en 2004 on commémore les 50 ans de carrière d'Elvis Presley aussi célèbre et « vendeur » depuis sa mort en 1977 que de son vivant , qui reste sans aucun doute la meilleure chose qui soit arrivée au rock, pourquoi pas. Que l'on en fasse mine de rien le père géniteur, en reprenant au pied de la lettre la formule du jeune John Lennon « avant Elvis il n'y avait rien », cela n'est par contre que pur révisionnisme.