La presse rock en France  :

•  Disco-Revue, Jean-Claude Berthon n'était pas le petit-fils de Citizen Kane. Pas de groupe de presse, pas de fortune personnelle, pas de formation à ce qu'on n'appelait pas encore le « marketing », mais un amour total pour le rock. En 1961, 18 ans, il invente, seul avec Nancy, Disco-Revue , le premier magazine de rock français. Jusqu'à ce jour, le rock faisait figure de chien errant dans des magazines de cinéma, de music-hall ou les journaux à scandales. Disco-Revue met en scène le fan et sa passion. La photo accompagnant l'article est prise de son point de vue : dans la salle. Au premier plan, flou, une épaule, un bras s'agite ; derrière, ou plutôt là-bas sur la scène, Gene Vincent. La photo est rarement recadrée, on est plutôt dans l'univers des clichés collés dans un album photos, pris avec un appareil bon marché. Le style est ainsi moderne, intime et vivant. Invariablement, « Jean-Claude » est dans l'image : on le voit avec Gene Vincent, Cliff Richard, Johnny Hallyday ou Mick Jagger, ou derrière sa machine à écrire, ou bien en posture de rocker, ou encore feuilletant le numéro précédent en compagnie de Fats Domino. Il partage l'intimité des idoles, il est le média. Avec sa franchise de ton et sa simplicité, Disco-Revue poursuit jusqu'en 1967 un itinéraire cahotant imprégné par la sensibilité visionnaire de son leader : Beatlemania, The Who, psychédélisme, soul, Jean-Claude Berthon y croit avant les autres. Mais, bientôt, son public se morcèle, la concurrence le pille, les invendus s'empilent. Il faudrait s'attarder sur les différentes formules qui jalonnent ces sept années d'existence : changement de collaborateurs, de maquettes, de formats, de fréquences de parution (trois numéros seulement en 1966). Et, bientôt, ce sera la fin du journal d'un fan. Reste une précieuse banque de données, le travail de deux photographes maison (Bob Lampard et Jean-Louis Rancurel), mémoire, concert après concert, de la préhistoire du rock en France.

•  Salut les copains, être jeune, en 1962, est déjà une spécialité qui se confond avec « être rock ». D'où la fabrication d'un produit, kaléidoscope, véritable mosaïque d'images, d'attitudes, de comportements. En juillet 1962, paraît le n° 1 de Salut les copains. SLC a tout pour réussir : l'émission de radio quotidienne sur Europe N°1 crée une complémentarité exceptionnelle avec le mensuel, et la conjonction de compétences professionnelles uniques : Daniel Filipacchi, Franck Ténot, Régis Pagniez, Andréa Bureau, Raymond Mouly et Jean-Marie Périer. Pagniez excelle dans l'art de raconter une histoire et construire une dramaturgie. Climats, repos, ruptures, rebondissements : tout s'organise autour de l'image. Le texte habille, le titre accroche : « Pourquoi si triste, Gene ! » (Vincent). Le tirage attendra 1 million d'exemplaires en juillet 1963. SLC n'enseigne pas la révolte à ses lecteurs (lecteurs que Franck Ténot définit en blaguant par la formule suivante : «  de la première communion au mariage en passant par le brevet élémentaire et le service militaire »). On y parle d'argent de poche, de parents et même d'objection de conscience. On y enseigne aussi le Johnny Hallyday (contre le Vince Taylor). En 1963, une déferlante de magazines d'obédience catholique, communiste (ou simplement opportuniste) envahit les kiosques à journaux : Formidable, Age Tendre, Nous les garçons et les filles, Bonjour les amis … Le phénomène s'est banalisé. En 1966, SLC devient un magazine de variétés franco-françaises et perd toute identité rock.

•  Rock & Folk, c'est alors qu'apparaît, en été 1966, Rock & Folk (qu'on prononcera longtemps « Rock et Folk » et non « Rock And Folk ». Il s'agit à l'origine d'un supplément de la revue Jazz Hot dont il applique le même schéma. Une grille très simple annonce la couleur : analyses, informations, chroniques de disques et de concerts ainsi que des interviews illustrées. Ce sera une bouée de sauvetage pour tous ceux qui veulent traverser en musique la Manche ou l'Atlantique. L'éditorial n° 1 ratisse large : «  la musique rythmée d'aujourd'hui sans sectarisme et d'une manière assez approfondie. Des pionniers du rock au folk song de tous les pays en passant par le rhythm'n' blues et les groupes anglais. » Après les pionniers Philippe Rault, Kurt Mohr, Jacques Barsamian, Hervé Muller, Philippe Koechlin et Philippe Paringaux vont faire de Rock & Folk, en quelques années, l'outil de référence ultime, l'arbitre du rock en France. Les enquêtes fouillées menées à San Francisco, Detroit, Los Angeles et New York par Alain Dister, puis Yves Adrien, Philippe Garginaire et Philippe Manœuvre alimentent un imaginaire français assoiffé de grands espaces et de bières américaines. Sous des photos de couverture consensuelles (Rolling Stones, Pink Floyd, Genesis, Rod Stewart), Rock & Folk cherche à échapper à l'étroitesse d'esprit de l'amateur de rock en France via une quantité de rubriques et de points d'ancrage. Les critiques de rock de Rock & Folk sécrètent leur aura : Yves Adrien, esthète prophétisant, sous une prose précieuse, la venue du punk puis le règne de la disco et de la pop synthétique, Philippe Garnier, sorte de grand frère vivant le rêve (et le cauchemar) américain à Los Angeles, et Philippe Manœuvre, un amateur de hard rock arrivé en 1975, dont la verve et la pétulance adolescentes enchantent nombre de lecteurs. De nouvelles plumes s'affirment au fil des années : après Paul Alessandrini, arrivé en 1972, passionné de musique planante, Patrick Coutin, François Ducray, Jean-Louis Lamaison, Hervé Muller, le défunt Claude Pupin, puis, au début des années 80, Bayon qui singe « Bruno T. », Michka Assayas, François Gorin et Laurent Chalumeau.

L'encadrement formel est impeccable : le regretté Philippe Koechlin, très marqué par l'école allemande graphique du magazine TWEN, conçoit et exécute seul toutes les maquettes dans un minuscule bureau qu'il partage avec Philippe Paringaux et le secrétaire de rédaction Jacques Colin. Rejetant, avec la majorité de ses lecteurs, la révolution punk, Rock & Folk se maintiendra au sommet, frôlant les 300 000 exemplaires, jusqu'au tout début des années 80. Mais quand les goûts du public, bouleversés par l'arrivée du clip, la libéralisation des ondes et une présence plus familière du rock dans les médias, évoluent, Rock & Folk paraît vite dépassé et hors coup. Dès le milieu des années 80, c'est la dégringolade. Racheté en 1990 par les éditions Larivière, Rock & Folk , qui est désormais un tout autre magazine dont le rédacteur en chef est Philippe Manœuvre, à la tête d'une nouvelle équipe, s'adresse aujourd'hui à un public plus restreint.

•  Best, sorti en 1968, Best s'inscrit curieusement dans la filiation de Disco-Revue. D'abord un fanzine publié sur papier journal avec une couleur unique, il va se créer progressivement une forte identité qui fera, dès le début des années 70, de « la meilleure revue de l'évolution musicale » (son sous-titre) le concurrent direct de Rock & Folk. Moins encombré de respectabilité, l'équipe de Best, autour dur regretté Christian Lebrun, va chercher avec plus de modestie, de franchise et d'authenticité le contact avec la rue, cette fameuse street credibilit y chère à la presse anglo-saxonne. Best, au contact avec la réalité du rock en province, surclassera parfois Rock & Folk en termes de ventes. Best aura une sorte de petit frère, Extra, plus ouvert à la variété française.

Au cours des années 70 la France a cherché à produire aussi des hebdomadaires musicaux inspirés du modèle londonien du Melody Maker, par exemple Pop Music-Superhebdo (1971) dont la tentative se solde par un échec. Le courant punk suscite l'intéressant Feeling qui, comme d'autres tentatives éphémères (Rock en stock, Gig), fait long feu.

•  Actuel, le mensuel de la contre-culture en France, qui existe d'abord en 1969 à 1975 avant de se saborder, défend, avec Jean-Pierre Lentin, la musique progressive, les courants planants et répétitifs et le free-jazz : ce qu'on appelle l' « underground ». A sa reparution fin 1979, Actuel, toujours avec Jean-François Bizot et Jean-Pierre Lentin, continue à défendre l'avant-garde remodelée par la new wave et les débuts de la world music, soutenant des musiciens africains novateurs comme Ray Lema, faisant de Talking Heads comme de Brian Eno son fer de lance : outre les piliers Frank Zappa et Captain Beffheart, le magazine soutient Devo, Suicide, Pere Ubu et les Residents. On ne trouve néanmoins guère de style d'écriture individualiste dans Actuel, fortement soumis à la moulinette du rewrinting, peu propice à l'expression de la sensibilité individuelle.

•  Libération, la presse rock se niche aussi (surtout pendant les années 80) dans les pages « culture » de Libération, marquées par l'insolence et le goût pour la forme Bayon, ardent défenseur de The Cure, Dire Straits et Bashung. Avec lui et Yves Bigot, Serge Loupien, Phil Casoar, la chroniqueuse Barbarian, puis Laurence Romance, Gille Renault, Eric Dahan et Arnaud Viviant, Libération se situe aux avant-postes de la critique rock, une tradition maintenue par la présence de Nick Kent qui tient tous les samedis la chronique « disques rock » depuis 1992.

•  Charlie-Hebdo, du début des années 80, qu'il ne faut pas omettre de citer, fait une chronique d'une rare clairvoyance musicale, titrée « Il y connaît rien », signée de l'écrivain et comédien Jackie Berroyer.

•  Juke Box Magazine, premier (et seul) magazine consacré aux disques et aux collectionneurs, a fait son apparition en octobre 1984.

•  Les fanzines, de nombreux fanzines spécialisés sont apparus dans les années 80. Parmi eux, dans l'esprit passionné d'un Philippe Garnier, Nineteen, l'excellent trimestriel Combo de David Dufresne. Rage, Rocksound, Magic et quantité d'autres sont apparus depuis, tous dévolus à un segment du rock bien particulier.

•  Les Inrockuptibles, fanzine parmi d'autres, il est crée en 1986 par une bande d'amis organisée autour de l'étudiant en droit Christian Fevret. Véritable magazine bimestriel dès 1988, cette revue est celle d'une nouvelle époque. Une minorité active et de plus en plus influente conteste les valeurs des années 80, recherche d'argent, goût du clinquant, cynisme et affirmation de la légèreté comme valeur. Les «  Inrocks  »prônent l'austérité, le noir et blanc (une phrase attribuée à Jacques Tati, « trop de couleur distrait le spectateur », est placée en épigraphe de la revue) et l'authenticité. Ils privilégient ce que les Anglo-Saxons appellent le courant « post-punk », alors méprisé par Actuel et Libération (les Smiths, Elvis Costello, New Order, The Jesus And Mary Chain…) Leur approche a été souvent comparée à celle des Cahiers du cinéma, mais leur originalité réside surtout dans un style esthétique et formaliste marqué par la typographie en garamond et la sensualité des portraits en noir et blanc sur papier mat. D'abord réservées à de longues interviews et chroniques de disques, les pages de la revue s'ouvrent progressivement à l'actualité et les interviews à des cinéastes et des écrivains, n'hésitant pas à aborder, depuis 1995 (année de passage à une parution hebdomadaire) la vie sociale en France, au point que le rock'n' n'y a plus droit qu'à la portion congrue.