La presse rock en Grande-Bretagne :

La presse musicale britannique n'est pas née avec les Beatles. Corporatiste, longtemps entre les mains de professionnels routiniers, elle mettra du temps à comprendre que le rock doit être écrit par ceux qui le vivent. Elle se rattrapera, surtout à partir de 1970, imposant un tempo très vif, avec quatre hebdomadaires. Son histoire est marquée par une course-poursuite entre deux titres (et deux visions du rock), celle de Melody Maker et du new Musical Express.

•  Melody Maker et New Musical Express, fondé en 1926, le Melody Maker est le journal professionnel des orchestres de bal et, plus tard, des musiciens de jazz. Il garde ce profil jusqu'au début des années 60. Le virage vers le rock s'opère lentement, provoqué par l'apparition d'une concurrence, New Musical Express en 1952, Record Mirror en 1953, Disc And Music Echo en 1958, dont les rédacteurs sentent le vent tourner. Les unes de ces hebdomadaires au format tabloïd sont alors noircies de publicités musicales : l'intérieur foisonne d'informations, petites nouvelles, gossips (« cancans »), portraits lapidaires et anecdotiques où les journalistes, dans le meilleur des cas, sont tout juste autorisés à formuler une vague prédiction sur un succès futur Leur rôle, qui consiste exclusivement à fournir des informations, les réduit à refléter les goûts musicaux de leur public plutôt qu'à former ou anticiper ceux-ci. En comparaison avec les Etats-Unis, la diffusion du rock à la radio est à la traîne, elle n'occupe qu'une présence sporadique à la BBC (Radio One) et à Radio Luxembourg. Le premier de ces journaux à apporter un style nouveau est le New Musical Express. Son inventeur Maurice Kinn crée le titre en 1952. Il a vite compris la future hégémonie du format 45 tours au détriment des orchestres et éditeurs de sheet music (« partitions »). Pour lui, la clé du succès est simple : écrire un papier sur chaque artiste dont un disque est classé dans le hit-parade et, du même coup, diffuser ce hit-parade. Le New Musical Express est tiré à 84 000 exemplaires en 1954 ; il franchit la barre des 300 000 dix ans plus tard. A l'aube des années 60, le Record Mirror fondé, lui, en 1953, est à l'avant-garde du renouveau de la musique britannique, avec le rock'n' roll, le rhythm'n' blues, puis les Beatles et les Rolling Stones. Il est le premier à publier des artistes sur ces derniers et plonge déjà dans les racines du rock, du blues, de la soul et du rhythm'n' blues.

C'est pourtant l'ancêtre, le Melody Maker, qui accueille, d'abord à son corps défendant, la révolution du rock, avec les Beatles et les Rolling Stones, malgré ses vieux journalistes fervents de jazz qui haïssent dans leur majorité tout ce qui représente le rock. L'âge d'or du Melody Maker est concomitant de celui de Rolling Stone de la fin des années 60 au début des années 70. Pour vendre, le journal met en couverture ce qui séduit les très jeunes, avec des manchettes aux immenses caractères, fortement dramatisées par des points d'exclamation  « T. Rextasy ! »), par exemple au sujet du groupe T. Rex. Pourtant, Ray Coleman, le directeur de la rédaction, défend la musique dite sérieuse et ses instrumentistes virtuoses, notamment le courant de la musique progressive représenté par Pink Floyd, Genesis, Emerson Lake & Palmer et Jethro Tull. Sur le modèle de Rolling Stone , l'interview en profondeur et les longues critiques d'albums, signées et personnalisées, sont pratiquées. A l'arrivée du punk, Ray Coleman et son équipe de journalistes, tels Richard Williams et d'autres, à la rare exception du jeune Allan Jones, sont révulsés et ne suivent cette révolution qu'à contrecœur. Leur audience s'en ressentira. En 1973, le Melody Maker vend une moyenne de 200 000 exemplaires par numéro.

En 1972, Alan Smith prend les rênes du New Musical Express, alors sur le déclin parce que trop inféodé aux maisons de disques. Il fait appel à une équipe de jeunes journalistes presque tous transfuges de titres de la presse underground comme Creem, I.T. (International Times) avec le fameux Miles (alias Barry Miles), Oz (de l'australien Richard Neville, poursuivi en justice en 1971 pour obscénité et alors soutenu par John Lennon), Frendz : Nick Kent, Ian McDonald, Nick Logan et Charles Shaar Murray (pour ne citer qu'eux) apportent un amour immodéré de la musique, une verve et une spontanéité nées de la contre-culture. Très libres dans leur ton, ils n'hésitent pas à traiter dans leurs articles d'art, de sexe, de drogue et de politique. La révolution du punk-rock, amorcée à Londres en été 1976, donne au New Musical Express, jusque-là très proche du Melody Maker, une occasion de se distinguer et de s'imposer. Bientôt, les Sex Pistols et The Clash font des unes d'anthologie, qui feront connaître au journal une période d'apogée dans les années 1977-1979, marquée par des ventes sans précédent. Cette période sera de courte durée. Après le mouvement ska de 1979-1980, dernier relent du punk-rock, la musique s'axera, par provocation contre l'austérité du gouvernement de Margaret Thatcher, vers l'image, la fête et le consumérisme provocateur. Cette période verra l'influence de NME, comme il se surnomme, décliner. L'ensemble des médias s'est alors approprié le rock, le vidant d'une partie de son sens, annulant en tout cas le rôle quasi militant joué par le NME. « Le succès du rock est son échec même. Nous sommes dépassés », avouera le successeur de Nick Logan, Neil Spencer, dans une interview pour Libération en 1984.

•  Sounds, enfin, formé en 1970 par des dissidents du Melody Maker, pratique un langage plus direct, plus proche de la rue et d'un public très jeune, avide d'images, de ragots et de couleurs. Après avoir défendu la musique progressive (qui n'a intéressé, contrairement à une vision révisionniste de l'histoire, qu'un public de hippies barbus) puis le punk-rock, Sounds, sous l'influence de son responsable Garry Bushell, soutiendra le mouvement Oi !, sorte de tendance conservatrice, volontiers xénophobe et raciste, du mouvement punk, puis le renouveau heavy metal au début des années80. Sounds disparaîtra en 1991.

•  Q et Mojo, longtemps, en Grande-Bretagne, la presse rock magazine mensuelle n'est pas arrivée à décoller, malgré la qualité et le sérieux des titres des années 70 : Let It Rock (1972-1975), Creem et Zig Zag. La donne change avec The Face, crée en 1980 par Nick Logan, l'ancien directeur de la rédaction de NME. Avec un souci de la forme et de l'apparence, un graphisme élégant et effacé, et une mise en pages ultrasophistiquée de Neville Brody, où les espaces jouent un rôle primordial, The Face aborde vite d'autres sujets (mode, style, décoration), s'éloignant du rock. Ce magazine ouvrira la voie à Blitz et Wallpaper, consacré à ce qu'on désigne d'une manière floue comme « le style ». Né en 1987, Q est le premier magazine musical à l'âge consumériste, proposant un vaste guide des dernières parutions d'albums, toutes catégories confondues, des articles et des reportages vivants sur les grands noms de la musique, de Paul McCartney à Sting, oubliés par la presse hebdomadaire orientée vers un public très jeune et versatile. Dans cette continuation, l'excellent mensuel Mojo, crée en 1993, traite le rock comme une (vieille) histoire, mêlant l'actualité (Massive Attack, Radiohead, Beck et Gomez sont en couverture) et les figures légendaires (Neil Young, Nick Drake, Jimi Hendrix). Beaucoup de rubriques couvrent le spectre musical de ces quarante dernières années, avec des enquêtes, et de longues interviews très fouillées destinées aux passionnés. La photographie est souvent traitée comme un objet de mémoire et un document.