La presse rock aux Etats-Unis :

•  Dig, le premier journal consacré au rock'n' roll dans son pays d'origine s'appelle Dig. Ce mensuel dont le n° 1 comporte cinquante-deux pages naît en novembre 1955 à Los Angeles, accompagné d'un disque souple 78 tours de rhythm'n' blues. Le rock'n' roll est encore balbutiant : Bill Haley vient de triompher avec son « Rock Around The Clock » et, avant Elvis Presley ou Little Richard, seuls Fats Domino et Chuck Berry sont connus à l'échelon national. On ne voit pas d'artiste connu sur la couverture de Dig , mais un couple anonyme dansant le rock'n' roll. Les premières pages trahissent un humour satirique à la croisée de Mad et de notre Hara-Kiri. Le rock'n' roll n'est traité que dans une partie du magasine. Une rubrique est consacrée aux DJ, mais on parle aussi de mode, de politique et de marottes du moment, comme les hot rods (voiture de sport). Au centre, un encart de 16 pages sur papier journal est consacré à la scène locale. La nouveauté se situe dans le ton : le style est en rupture radicale avec la presse traditionnelle pour adolescents. On y parle du langage hip, on y pratique un humour absurde, avec des concours désopilants où le gagnant se voit offrir une voiture en panne sur le bord de la route ou encore une boîte de conserve emplie de sauterelles grillées. L'homme qui canalise ces énergies s'appelle Lou Kimzey. Il a été élevé au sud-est de Los Angeles.

Imprégné des cultures noire et mexicaine, il en connaît les codes et aime en jouer. Dans son équipe figurent un danseur (Dick d'Agostin), un humoriste (Lord Buckley, sorte de Lenny Bruce avant la lettre), un photographe (Ralph Poole), ainsi que Tom Evans et Trajet X qui joue le rôle de mascotte expiatoire. Pour élargir son audience trop limitée à la Californie, Dig s'appuie sur le phénomène des DJ en confiant à ceux-ci des chroniques. Le tirage passa bientôt à 210 000 exemplaires. A partir du n° 7, la politique de la une change : Elvis Presley apparaît en couverture (novembre 1956), bientôt suivi de Natalie Wood, James Dean, Eddie Cochran, sans pour autant que soient altérés le mordant ni la causticité éditoriale. Ainsi, la manchette « Gagnez ce type comme esclave ! » s'affiche sous la photo d'un sosie du chanteur Bobby Rydell à la une du numéro de février 1958. Le début des années 60 marque pourtant un essoufflement qui reflète l'insipidité de la musique populaire américaine : Bryan Hyland, Frankie Avalon, Fabian… Lou Kimzey quitte alors Dig , remplacé par Janey Milstead. A l'irruption des Beatles, Dig reçoit un coup de fouet avant de s'affadir et de s'alignent sur la presse à idoles puis de disparaître en 1968.

•  Hit Parader, sur la Côte Est, un groupe de presse, Charlton Publications, installé à Derby, Connecticut, occupe le terrain depuis longtemps. Spécialisé dans la presse musicale depuis les années 30, la grosse affaire de Charlton est d'imprimer les paroles de chansons dans un éventail de publications qui se caractérisent toutes par la même approche graphique et rédactionnelle et par un découpage du lectorat. Country, rock'n' roll, hillbilly, rhythm'n' blues, musique populaire, autant de genres, autant de titres : Song Hts, Hit Parader, Rock'n' Roll Songs, Country Songs Round-Up, Ebony Song Parade, Rhythm'n' Blues, Rock Folk Songs. Couvertures claquantes imprimées en typo, photos de Dion & The Belmonts, Bo Diddley ou Ricky Nelson auréolées par les titres d'une vingtaine de chansons. Sur un papier de très pauvre qualité, trente-deux pages intérieures accueillent sur trois colonnes, en noir et blanc, biographies d'artistes et photos directement fournies par les services de presse des maisons de disques, promotions de DJ, avalanches de paroles de chansons et quelques publicités pour apprendre à jouer de la guitare en sept jours. De l'ensemble de ces publications se détachent nettement Rock'n' Roll Songs, à ses débuts en 1956, pour son brassage racial revendiqué, Rhythm'n' Blues qui naît en 1952, consacré principalement aux artistes noirs, seule publication (avec Sepia) à fournir des informations sur ces artistes, et Hit Parader qui, dans la période de 1963 à 1968, sous l'impulsion de Jim Delehant, Patrick Masulli et Don Paulsen, devient un vrai magasine de rock avec chroniques de disques, interviews, photos originales et approche historique des labels, compositeurs ou producteurs.

D'autres titres comme Cool ! (1957) et Hep Cats, qui fusionneront en 1958, sont le pendant de Dig à New York. Même énergie, même attention au langage de la rue, mais teintées d'un humour plus new yorkais. Teenage R'n R Review (1956) et Rock'n' Roll Round-Up (1957) sous-titré « The rhythms in blue review », édités par Gary Fairmont Filosa et Barry Cummings, font preuve d'une sobriété extrême. La qualité des photos et des textes, le dépouillement de la mise en pages dénotent une coloration jazzy et la recherche de la respectabilité. On y croise LaVern Baker et Pat Boone, Screamin Jay Hawkins et Elvis Presley. Quelques numéros précieux et puis s'en vont.

•  Crawdaddy, 1965 marque une ligne de fracture dans l'histoire de la presse rock : d'un côté, une presse pour un public d'adolescents qui se contentent de feuilleter en écoutant et, de l'autre, une presse « pensante » qui aborde le rock comme un objet critique calqué, toutes proportions gardées, sur le modèle du jazz, du cinéma et de la science-fiction. Cette scission traverse d'ailleurs le rock lui-même, bientôt scindé en deux publics qui s'ignorent : ceux qui apprécient chansons à messages, longs solos de guitare et recherche musicale, et les autres, généralement plus jeunes, qui n'y cherchent que divertissement et distraction. Le premier fanzine de rock né aux Etats-Unis est Crawdaddy ! Magazine, crée en 1966 par un fou de folk et de science-fiction, Paul Williams, alors âgé de 17 ans. Son objectif ? « Dire la vérité d'une expérience personnelle et la faire partager. » Son fanzine est publié en 10 pages format A4, avec trois agrafes, tiré à 500 exemplaires ronéotés sur du papier coloré : il contient les critiques de dix-huit 45 tours et d'un seul album. Le n° 3 passe à l'off-set avec une photo de Bob Dylan en couverture, accompagnée d'un long essai sur l'album Blonde On Blonde . Suivront au fil des premiers numéros des sujets sur Howlin' Wolf, les Byrds, Jefferson Airplane, Van Dyke Parks, les Temptations, Donovan et les premières critiques de John Landau, futur journaliste de Rolling Stone puis, surtout, producteur et manager de Bruce Springsteen. Fin 1968, pour Paul Williams, l'affaire est jouée. Le rock est pris au sérieux, même trop au sérieux pour lui, puisque le titre de Crawdaddy sera vendu, lancé à l'échelon national avant d'être repris par Williams lui-même près de 25 ans plus tard, en janvier 1993, et de redevenir un fanzine à ce jour toujours actif. Pour ce retour à la case départ, le seul credo reste la sincérité et l'intensité de l'expression.

•  Rolling Stone, entre-temps, à San Francisco, est paru en novembre 1967 Rolling Stone. Ce bimensuel est défini par son créateur, Jann Wenner, comme « quelque chose entre le magasine et le journal, la musique et ce que la musique embrasse : un état d'esprit. » D'entrée de jeu, Rolling Stone annonce ses intentions : le rock est une culture. Ou, comme on dit à l'époque, une « contre-culture », c'est-à-dire qu'il offre une tribune à ceux qui prônent une autre manière de vivre et d'organiser la société, notamment par la musique. Très vite, Wenner apprendra à concilier les valeurs de l'underground avec celles de l'industrie musicale. Les sujets des premiers numéros abordent musique, drogue et politique, présentant des interviews fleuves avec des musiciens, étendues à des questions de société, voire à des interrogations existentielles, accordant une large place aux critiques de disques et de livres. Ce premier Rolling Stone est très proche de la presse quotidienne : le format est celui d'un A3 plié en deux, il est imprimé en noir sur papier journal, la couverture seule ayant une couleur supplémentaire. L'espace typographique offre peu de respiration. Le rôle de la photographie, malgré quelques velléités artistiques, n'est pas encore déterminant. Les 16 pages du premier numéro ne sont vendues qu'à 6 000 exemplaires pour un tirage de 45 000. Progressivement, Rolling Stone se trouvera un style : de longues enquêtes, des reportages au style très libre, des interviews fouillées, le tout couplé à une approche très réfléchie de la forme graphique. On ne saurait passer sous silence les plumes de Greil Marcus et Peter Guralnick, deux des meilleurs historiens du rock, de Jonathan Cott et Chet Flippo, ou celle, bien sûr, de Lester Bangs, l'inventeur de la figure du rock critic des années 70, se mettant en scène avec humour et dérision.

Le plus célèbre d'entre eux reste Hunter S. Thompson, inventeur de ce qu'on a appelé, de manière énigmatique, le « gonzo » journalisme (ce terme vient d'un de ses reportages les plus fameux où, accompagné d'un certain Gonzo, il dévie totalement de son sujet initial, une course de moto, pour décrire les visions nées de sa prise d'hallucinogènes). Les articles de Thompson feront grimper les ventes au début des années 70. Cette énergie journalistique est couplée à une grande invention graphique. Au fil des maquettes, une véritable réflexion sur le rôle et la conception des photographies de la une s'élabore avec Annie Leibowitz, Richard Avedon, Ritts et plus tard Seliger. Les illustrations qui accompagnent les critiques de disques sont de très grande qualité et le traitement de la typographie toujours exemplaire. Pour toutes ces raisons, Rolling Stone, installé en 1977 à New York sur la 5 e Avenue, miroir de la culture populaire américaine, deviendra aux Etats-Unis le magazine dominant de la presse rock et le restera : le tirage dépasse, aujourd'hui encore, 1 million d'exemplaires. Grâce à un équilibre proche du funambulisme, Rolling Stone a réussi cet exploit paradoxal : vieillir et rajeunir simultanément avec ses lecteurs.

•  Creen, la position dominante et parfois sentencieuse de Rolling Stone a pourtant été vite contestée depuis Detroit par les francs-tireurs de Creen, qui voient, avec Rolling Stone, certaines valeurs du rock (révolte, recherche d'authenticité) se diluer dans un consumérisme apathique. Contre cette vision du rock devenue dans les années policée et orientée vers le plaisir, Dave Marsh, un fils de cheminot de Detroit (la ville de General Motors et du label Tamla Motown), veut ferrailler avec sa machine à écrire. Voyant dans le rock une force révolutionnaire, il crée le magazine Creen avec Barry Kramer en 1969. Creen prend parti : il défend les MC5 et leur associé John Sinclair, leader des « White Panthers » (un groupe d'extrême gauche) et héberge les déserteurs de Rolling Stone, comme Greil Marcus et, surtout, de 1970 à 1976, Lester Bangs. L'enthousiasme y est explosif, mais les anathèmes aussi sont fréquents. Creen annonce à sa façon l'explosion du mouvement punk, défendant un retour aux sources, à la violence et à la rage qui constituent, en partie, l'essence du rock'n' roll. Ce magazine de passionnées qui invective, bouscule et provoque, triturant volontiers la langue, servira de modèle à nombre de critiques européens notamment Nick Kent et Philippe Garnier, mais aussi Philippe Manœuvre. L'aspect graphique semble être le dernier souci des éditeurs : l'énergie se loge dans les seuls mots et les légendes des photos.

•  Punk, Slash, The New York Rocker et les autres, la période punk voit l'explosion d'une nouvelle presse. Le fanzine new yorkais Punk, animé par Legs McNeil, met en scène (notamment dans des romans-photos) dès 1975 les futures vedettes du mouvement, alors un tout petit cercle d'amis : Deborah Harry de Blondie, Joey Ramone et quelques autres. A New York, Rock Scene et surtout The New York Rocker , animé de 1976 à 1983 par Alan Betrock et Andrew Schwartz, soutiennent les inventeurs du punk-rock et de la new wave, Blondie, Television et Talking Heads. Le mensuel Trouser Press défend un point de vue plus musical et encyclopédique, prenant fait et cause pour la new wave (en activité de 1974 à 1984, il cessera ses activités avant de chapeauter un remarquable guide de disques). Il faut encore citer le turbulent Slash (1977-1980), crée par Steve Samiof, Melanie Niessen et Claude Bessy, épicentre du mouvement punk à Los Angeles, et qui est aussi le nom d'un label accueillant X, les Blasters et Los Lobos. Il serait injuste d'oublier Who Put The Bomp (1970-1979) réalisé par Greg Shaw à Burbank, un amoureux maniaque du rock fortement teinté de pop des années 60. Bomp est devenu aussi un petit label. Né en 1984, le mensuel Spin, dirigé par le fils du créateur du mensuel « de charme » Penthouse , Bob Gussione Jr., est l'émanation d'une nouvelle génération, modelée par la révolution de la new wave et ce qu'on appelle aux Etats-Unis le courant post-punk. Spin, également ouvert aux questions de société, entend contrecarrer l'hégémonie de Rolling Stone , proposant des articles courts, sans prétention et défendant une musique « alternative », à l'opposé de son glorieux aîné. Raygun, crée en 1992 à Santa Monica (Californie) sous la houlette de Marvin Scott Jarrett du graphiste David Carson, a secoué le traitement visuel de la presse musicale en changeant de façon radicale l'appréhension globale de l'objet qu'est un magazine de rock et un magazine tout court. Déconstruction, brouillage de textes, typographies variées : ce cryptage graphique très sophistiqué redéfinit une identité et surtout une appartenance à un groupe pour un public âgé de 15 à 25 ans, fan de Smashing Pumpkins et de REM, nourri par la radio californienne KROQ, MTV et les jeux vidéos.