Suite de la biographie des Beach Boys

Brian Wilson prépare alors une chanson qui, dans son esprit, doit être la « somme de sa vision musicale » : « Good Vibrations ». Seul, sans le groupe, il élabore ce morceau qui nécessite dix-sept séances en studio, réparties sur six semaines, et dont l'enregistrement coûtera plus de cinquante mille dollars, une somme sans précédent dans ce domaine. Au lieu de tout faire d'une traite, Wilson procède par touches, effectuant un travail de collage, d'harmonie obtenue à partir de fragments. « Good Vibrations » sera le plus grand succès de toute la carrière des Beach Boys. Avec son parfum de rhythm'n' blues, ses harmonies vocales aux échos mystiques, ses étranges ruptures de rythme, la chanson devient l'un des emblèmes de la période hippie. Pourtant, les quelques mois qui précédent la sortie du chef d'œuvre représentent pour Wilson une période noire. Il prend de plus en plus de drogues diverses et variées, passant toute la journée dans sa piscine. Il engage Van Dyke Parks, un tout jeune musicien touche-à-tout aux prétentions intellectuelles, pour écrire les paroles de l'album qu'il prépare et qui doit s'appeler Smile : il aurait défini ce disque, encore en projet, comme une « symphonie adolescente adressée à Dieu ». Pour préparer cette œuvre qu'il imagine grandiose, il assemble des bribes de mélodies, des fragments d'effets sonores ; de voix, demandant aux autres Beach Boys de se coucher par terre pour chanter. Il songe à enregistrer une « suite des quatre éléments ». Pour le passage du « feu », il demande aux musiciens de l'orchestre symphonique chargés d'interpréter la partition de se coiffer de casque de pompier. Il met le feu à un monceau de bois placé dans un seau afin que ceux-ci se « sentent dans l'ambiance ». Personne ne veut s'apercevoir, dans le contexte psychédélique et délirant de l'époque, que Brian Wilson est en train de devenir simplement fou. Repoussé de mois en mois, le projet Smile est définitivement abandonné au milieu du printemps 1967. Le coup de grâce est donné, selon la légende, par une visite de Paul McCartney au mois d'avril : arrivé le jour de la séance d'enregistrement de la chanson « Vegetables », il parle avec enthousiasme du nouvel album des Beatles, dont la sortie est prévue pour le mois suivant : Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band. Il interprète « She's Leaving Home » au piano. Wilson qui, depuis trois ans, est obsédé, par la compétition avec les Beatles comprend qu'il est distancé et largué à jamais. Pour la première fois de sa vie, il abandonne : Smile, éternellement inachevé, deviendra l'un des grands mythes de la pop music.

Au milieu de l'année 1967, Brian Wilson entre dans une période de réclusion et de paresse dont il ne sortira plus qu'à de rares occasions. Livrés à eux-mêmes pour la première fois de leur carrière, les autres Beach Boys sont contraints de voler de leurs propres ailes. Peu de temps après la parution de Smiley Smile (1967), un disque qui assemble à la va-vite les miettes du naufrage de Smile, sort Wild Honey (1967) un album à la tonalité rhythm'n' blues où s'épanouit le talent de chanteur du tout jeune Carl Wilson. Supervisés par celui-ci et Bruce Johnston, les disques se succèdent, inégaux mais pleins d'heureuses surprises : Friends (1968), 20/20 (1969), une compilation où se trouve le splendide « Time To Get Alone », Sunflower (1970), où l'on retrouve quelques chutes de Smile , comme « Cabinessence » et l'une des plus belles chansons de Brian Wilson, « This Whole World ». Eliminés du mouvement de la contre-culture hippie américaine, les Beach Boys se démodent rapidement. Ils conservent néanmoins une immense popularité en Grande-Bretagne.

La poisse commence alors à s'abattre sur le groupe. Dennis Wilson tombe sur la coupe du futur assassin de Sharon Tate, Charles Manson, auquel il abandonne une partie de sa fortune. Puis Jack Riley, un véritable escroc, réussit à se faire engager comme manger, engloutissant beaucoup d'argent avant de se faire renvoyer. Il parvient pourtant à redorer le blason des Beach Boys qui abordent sur leur nouvel album Surf's Up (1971) le thème alors révolutionnaire de l'écologie. En l'absence de son frère Brian, Carl Wilson compose et arrange la majorité des chansons du disque. Son style souple, sensuel, fait merveille, en particulier dans des chansons comme « Feel Flows » ou « Long Promised Road ». L'album comprend aussi deux des meilleures créations de Brian : outre le poignant « ‘Til I Die », ouvertement autobiographique, on peut découvrir l'étonnante mélodie de la chanson « Surf's Up », qui devait être la pièce maîtresse de l'album Smile . Deux jeunes musiciens sud-africains, Blondie Chaplin et Ricky Fataar, bassiste et batteur, sont engagés pour donner une nouvelle assisse rythmique. Nouveau leader affirmé, Carl Wilson oriente les Beach Boys vers un son plus funky et contemporain, comme en témoignent les deux albums suivants, Carl and The Passions – So Tough (1972) et Holland (1973). Sur celui-ci, sans conteste le dernier bon disque du groupe, Brian Wilson donne encore signe de vie, mais comme invité. Ses deux chansons « Sail On Sailor » et « Funky Pretty » sont arrangées par les autres Beach Boys. Le temps est loin où le groupe était son instrument : les Beach Boys semblent avoir atteint leur maturité.

Une nouvelle génération les découvre à travers leurs concerts. Deux compilations, Endless Summer (1974) et Spirit of America (1975), atteignent les sommets des ventes des Etats-Unis. Le groupe, pourtant, n'enregistre plus. L'autorité de Carl Wilson n'a pas remplacé celle de son frère Brian, et les Beach Boys vivent sur leurs acquis. Ils attendent de Brian Wilson qu'il se ressaisisse et retrouve l'envie et la force de travailler. Pourtant, pendant toutes ces années, il ne fait rien, ou presque : il pense au suicide, prenant énormément de cocaïne. Il compose et arrange en 1972 un très beau disque pour le groupe de sa femme Marilyn, Spring. Après la mort de son père, en 1973, il passe près de trois ans au lit. En 1975, son frère Carl parvient à le placer entre les mains d'un thérapeute du show-business, Eugene Landy, qui le fait sortir de sa dépression. Soulagés, les Beach Boys, qui n'avaient rien enregistré depuis Holland, le convainquent de rentrer au studio avec eux. Une campagne « Brian's Back » est lancée avec grand fracas. Hélas, les fans doivent déchanter. Fifteen Big Ones, dont le groupe accouche en été 1976, repose sur une idée saugrenue : assembler des reprises de vieux succès des années 50 et 60 avec des chansons nouvelles de Brian Wilson. Ce grand album de la renaissance s'avère être un disque de régression : affectant une innocences et une fraîcheur depuis longtemps disparues, les Beach Boys singent leurs propres débuts. Les nouvelles compositions de Brian Wilson sont de plus en plus sommaires et pour que l'auditeur boive la coupe jusqu'à la lie, il les chante d'une voix de casserole rouillée. Leur reprises de « Rock'n' Roll Music » comporte pourtant parmi un de leurs plus gros succès aux Etats-Unis. Le groupe, trop heureux d'avoir fait rentrer au bercail la poule aux œufs d'or, engage Brian Wilson dans une tournée, interrompant sa thérapie. Exhibé comme un songe savant durant les concerts, rudoyé par le chanteur Mike love, Wilson retombe peu à peu dans l'état où il se trouvait quelques années plus tôt. On le remet aux commandes pour l'album suivant, qui sort en hiver 1977 sous le titre Beach Boys Love You. Malgré des arrangements primaires et un infantilisme pénible, le disque n'est pas sans qualités : vocalement le groupe est encore au sommet de son art, et les nouvelles chansons que le docteur Landy a encouragé Brian Wilson à écrire ont, dans leur maladresse presque sauvage, comme « I'll Bet He's nice », quelque chose de poignant. Le disque n'est pas bien reçu. La même année Dennis Wilson sort un premier album solo, Pacific Ocean Blue (1977), où se confirme son talent de chanteur, frêle et puissant à la fois, comme l'attestait déjà le merveilleux « Forever » dans Sunflower. A la fin de l'année 1978, Brian Wilson doit être interné plusieurs mois dans un hôpital psychiatrique. Le groupe signe un contrat mirobolant avec la firme Columbia, mais coule à vue d'œil. Dennis Wilson sombre à son tour dans la cocaïne et l'alcool, suivi de près par son frère Carl, tandis que Mike Love et Al Jardine rejoignent une secte qui prône la méditation transcendantale.

Les disques suivants, dirigés par le chanteur Mike love, cherchent pathétiquement à reproduire le style des chansons de 1963-1964. Le résultat est désastreux. Même l'album Keepin' The Summer Alive (1980) où Bruce Johnston a tenté de ressaisir le groupe, n'a rien d'enthousiasmant. Fin 1983, Dennis Wilson, après une forte prise de cocaïne et d'alcool, plonge en pleine nuit d'un bateau au large de marina del Rey pour « récupérer quelque chose » dans l'océan et se noie. Brian Wilson, devenu obèse comme l'Elvis Presley des dernières années, échappe in extremis à la mort, grâce à l'intervention de son frère Carl qui rappelle le psychiatre Landy pour une thérapie de choc. Un dernier album, The Beach Boys (1985), est réalisé par le producteur britannique Steve Levine, responsable du son Culture Club, réunissant les quatre Beach Boys survivants : il est aussi mauvais que les précédents, avec, en plus, un son clinquant et synthétique au goût du jour.

Trois ans plus tard, en 1988, Brian Wilson sort, à la stupéfaction générale, d'une léthargie qu'on croyait définitive. En pleine forme physique et apparemment mentale, il signe sous son propre nom un nouveau disque, tournant la page des Beach Boys. Surveillé par son psychiatre transformé en gourou et directeur artistique, supervisé par plusieurs producteurs, Brian Wilson (1988) est surchargé et manque de fluidité. Mais il contient des passages magnifiques comme « Melt Away » qu'on aurait pu trouver dans Pet Sounds , et l'étonnante « suite » enfantine « Rio Grande ». Le hasard a voulu que, la même année, les Beach Boys obtiennent, sans Brian Wilson, avec « Kokomo » la chanson du film Cocktail, leur premier n°1 depuis « Good Vibrations ». Aucun album, pourtant n'est sorti depuis 1985, hormis l'inepte Summer In Paradise (1992), supervisé par Mike Love. Les Beach Boys enregistrent désormais un simple par en en moyenne, se contentent de donner des concerts, toujours très populaires. Brian Wilson, malgré le sursaut de 1988, se trouve actuellement sans contrat : plus personne ne veut de sa musique, désormais entièrement réalisée et contrôlée par son psychiatre.

Les procès, plus que les disques, ont marqué les dernières années. Carl Wilson et Marylin, l'ex-femme de Brian Wilson, ainsi que ses deux filles Carnie et Wendy en ont gagné un en 1922 contre Eugene Landy, psychiatre abusif qui s'est emparé de l'esprit comme des fiances de Brian Wilson. L'arrêt rendu contre le praticien n'a pas empêché celui-ci de conserver un pouvoir sur son patient. Mike Love, à son tour, a intenté un procès à Brian Wilson pour récupérer les royalties des chansons qu'il a co-écrites. Il a obtenu gain de cause à la fin de l'année 1994. Ces procès s'inscrivent dans une tradition familiale, puisque Brian Wilson en avait déjà intenté un contre son père afin de récupérer ses royalties. Sous la supervision de Don Was, Brian Wilson a enregistré pour les besoins d'un documentaire des versions dépouillées de ses plus beaux titres comme « Caroline, No » ou « Melt Away » sous le titre I Just Wasn't Made For These Times (1995). Il a retrouvé son vieux collaborateur Van Dyke Parks pour un disque en duo, entre comptines et comédie musicale, Orange Crate Art (1995). Début 1996, les Beach Boys réconciliés enregistraient une version de « Fun Fun Fun » avec Status Quo. Brian Wilson a produit en 1997 The Wilsons , duo de ses filles Carnie et Wendy. Début 1998, Carl Wilson a succombé des suites d'un cancer du poumon. Capitol a publié une compilation en 1993 de cinq CD exemplaire et indispensable : Good Vibrations : Thirty Years of the Beach Boys. En 1998 est paru ce qu'on espérait plus : un nouvel album de Brian Wilson, Imagination. Réalisé pauvrement et de façon clinquante par un producteur de Chicago, il n'e révèle pas moins un musicien en pleine possession de ses moyens, capable d'évoquer tout un monde de promesses et de joies en quelques mesures d'harmonies vocales.

Comme dans ces familles où, une fois les volets clos, retentissent des coups et des hurlements, et où, le lendemain, on fait de larges sourires aux voisins en taillant les rosiers, les Beach Boys ont, aussi longtemps que possible, essayé de sauver les apparences : les champions de la joie de vivre, de la santé, du bonheur niais. Des apparences dont il est devenu impossible de rester dupe. Un père tortionnaire, une mère alcoolique, un frère détruit par la drogue et l'alcool, mort noyé, le despotisme d'un psychiatre, une lutte fratricide, une pluie de procès : telle est la réalité, aujourd'hui, des Beach Boys. Au milieu, étranglé par ce nœud de vipères, un génie intuitif de la musique, Mozart primitif, sourd ‘une oreille, autodestructeur, revenu plusieurs fois de la mort et de la maladie mentale. Et, au bout de compte, une musique céleste, d'une beauté déchirante pour s'être frottée pour de bon à la terreur, à la folie et au diable, probablement.