Suite le biographie de Bob Dylan

Tout cela n'est rien à côté du scandale qui éclate au festival de Newport en juillet 1965. Après une tournée anglaise au printemps, qui fait l'objet du documentaire Don't Look Back tourné par D. A. Pennebaker, Dylan réunit un véritable groupe de rock-rhythm'n'blues pour l'accompagner en studio sur ses nouvelles chansons, comprenant le guitariste Mike Bloomfield, issu du Paul Butterfield Blues Band et l'organiste Al Kooper, membre du Blues Project. La rencontre entre la violence des mots de Dylan, ses intonations de plus en plus insolentes, l'électricité du rock et la nervosité intense dégagée par ces musiciens hors pair aboutit à ce véritable tremblement de terre qu'est « Like A Rolling Stone ». Ce morceau est un peu Les Demoiselles d'Avignon ou l' A bout de souffle du rock : il fait basculer le folk dans l'âge moderne, point de rencontre révolutionnaire entre sa tradition narrative et une modernité abstraite et introspective. Le sens de la chanson n'est pas parfaitement clair et ne cherche pas à l'être : « Like A Rolling Stone » donne une expression neuve et inouïe à ce mélange confus de frustration, de désir de provocation anarchiste et d'idéalisme qui hante toute une génération. Le 45 tours, qui sort au début de l'été, connaît un succès prodigieux (il atteint le n°2 des ventes) et fait de Dylan une nouvelle idole des jeunes. A Newport, il apparaît sur scène vêtu à la dernière mode anglaise, en veste de cuir, chemise à pois et boots pointues, une guitare électrique en bandoulière. Il est accompagné par Mike Bloomfield et la rythmique du groupe de Paul Butterfield. Cela suffit à provoquer la rage des folkies. Deux versions de cet événement existent : selon la première, Dylan aurait été hué par son public pur et dur qui aurait hurlé sa rage d'être trahi et l'aurait contraint à quitter la scène en larmes ; une autre, plus nuancée et sans doute plus fidèle, établit que le groupe, mal sonorisé, couvrait totalement la voix de Dylan dans un « Maggie's Farm » rendu inaudible. Le publie assis sur les bancs des invités se serait alors manifesté bruyamment pour expliquer la situation à Dylan, celui-ci n'aurait pas compris et aurait quitté la scène paniqué, faisant redoubler les hurlements et les protestations mêlés.

Avec l'album Highway 61 Revisited qui sort en août 1965, Dylan se transforme en mythe. L'album crée un tel choc, une telle excitation, qu'on se met alors à parler de lui comme d'un génie : on analyse ses textes et ses propos, tels des oracles. Le récit du cauchemar fait par un homme ordinaire, « Ballad Of A Thin Man » (avec son fameux « Vous savez qu'il se passe quelque chose ici, mais vous ne savez pas ce que c'est, n'est-ce pas, Mr. Jones ? ») est compris comme la déroute du conformisme de pensée face à la « révolution intérieure » prônée par Dylan. « Highway 61 » la chanson-titre, mais aussi « Queen Jane Approximately », « Just Like Tom Thumb's Blues » et les autres sont chantées par Dylan dans un état d'urgence contagieux. Rage, arrogance, insolence, mépris se bousculent dans sa voix qui semble contenir toute la folie d'un monde naissant. L'électricité de la musique la rend universelle. C'est le début d'une spirale ascensionnelle pour Dytan qui, selon les dires de Richard Farina (chanteur et beau-frère de Joan Baez), donne alors l'impression, non de « brûler la chandelle par les deux bouts, mais de l'attaquer au chalumeau par le milieu ». Mythifié, adulé, Dylan entre dans cette « party sans fin », comme a été décrit le milieu des années 60. Il fume, prend des amphétamines, écrit, boit, entouré d'une bande d'amis avec lesquels il se montre volontiers irascible et violent, supportant très mal son statut de mythe vivant. Il donne de nombreux concerts accompagné par des musiciens canadiens repérés par le guitariste John Hammond Jr. (le fils du « découvreur » de Dylan) : l'excellent guitariste Robbie Robertson et le batteur Levon Helm, futurs fondateurs du Band, auxquels se joignent Al Kooper et le bassiste Harvey Brooks. Il se produit fin août à New York dans un concert en plein air, prenant soin de débuter par un set acoustique et solitaire pour ne pas hérisser la foule. Pressé de demandes d'interviews, Dylan prend un malin plaisir à faire des réponses délibérément absurdes, énigmatiques ou provocatrices lors de conférences de presse très courues, un peu à la manière de Jean-Luc Godard. Sous l'influence de Dylan, la culture hippie commence à déferler dans le monde, entraînant les Beatles et les autres vers le mysticisme et l'introspection. Dylan devient le messie d'une nouvelle manière de vivre, levant, comme pour une croisade, quantité de jeunes Occidentaux contre ce qu'on appelle alors le système. Jusqu'à ce que l'idole tombe de son piédestal.

Fin 1965, l'impensable est arrivé : Dylan est devenu une pop star. Albert Grossman organise une tournée monstre qui commence par le Canada, et doit parcourir tous les États-Unis avant de s'achever à la mi-1966 par un long circuit européen. Un nouveau simple, enregistré durant les sessions de « Highway 61 », sort en septembre : « Positively 4th Street ». Le nouveau producteur qui s'occupe de lui à la Columbia, Bob Johnston, un homme du Sud, suggère à Dylan d'enregistrer une partie de ses nouveaux morceaux à Nashville avec des musiciens country : parmi eux, le bassiste et harmoniciste Charlie McCoy et le guitariste Joe South. Le 45 tours « Can You Please Crawl Out Your Window » sort à la fin de l'année. Mais, quelques mois plus tard, l'étonnant « Rainy Day Women # 12 & 35 » obtient, avec son rythme traînant, sa joyeuse fanfare et ses paroles rigolardes (« Everybody must get stoned » , jeu de mots sur stoned qui signifie « lapidé », mais aussi « défoncé » en argot), un succès identique à celui de « Like A Rolling Stone ». L'album Blonde On Blonde, qui paraît en mai 1966, est considéré comme un chef-d'oeuvre à sa sortie. Long (il s'agit d'un double album), parfois étrangement serein, plus intérieur, le disque est moins rageur et tourmenté que le précédent. « I Want You » est une déclaration d'amour presque détachée. « Just Like A Woman » est empli d'une compassion nouvelle. « Sad-Eyed Lady Of The Lowlands » qui occupe une face entière, suscite l'admiration pour son mysticisme ésotérique. Les paroles, plus hermétiques que jamais, comme « Visions Of Johanna », prétendument consacré à Joan Baez, annoncent les textes psychédéliques que des musiciens prétendront avoir écrits sous l'influence des drogues.

L'adulation entraînera chez Dylan un rejet complet. Marié dans le plus grand secret à Sara Lowndes, une ex-mannequin, mère d'un enfant, alors initiée au zen, Dylan supporte de plus en plus mal d'être pris pour un demi-dieu. Il s'amuse à narguer le publie londonien et parisien (qui le siffle et le traite de Judas) en passant près d'un quart d'heure à accorder son instrument. Ereinté, vidé, oppressé par ses fans qui le harcèlent et attendent de lui la vérité, certainement drogué, Dylan se sent traqué. Le 30 juillet 1966, il est victime d'un grave accident de moto près de New York. Sa Triumph 500 dérape à pleine vitesse, et il échappe miraculeusement à la mort, une de ses vertèbres cervicales est rompue. Le mythe galope, on dit Dylan mort, ou bien, inversement, que l'accident est une simulation. Toujours est-il que, durant dix-huit mois, Dylan disparaît de la vie publique, et ce silence va susciter les interprétations les plus diverses. En réalité, Dylan se réfugie très simplement dans une maison à la montagne, au-dessus de Woodstock, bientôt rejoint par les musiciens du Band et leur famille, avec qui il va vivre un an en communauté. Cette longue période de réclusion, qu'il met à profit pour lire, étudier et creuser sa musique, aura pour effet de le déconnecter de toutes les modes à venir. Dylan et le Band composent et enregistrent dans la cave de nombreuses chansons : certaines circulent et sont créées par d'autres interprètes, comme Manfred Mann (« The Mighty Quinn ») et Julie Driscoll (« This Wheel's On Fire »), avant de fournir matière à des disques pirates circulant sous le manteau (comme The Great White Wonder). Une sélection de ces enregistrements sortira officiellement en été 1975 sous le titre de The Basement Tapes.

L'homme qui revient en 1968 est totalement changé. A l'apogée du rock psychédélique et des surenchères technico-baroques des Beatles et des Rolling Stones, Dylan est entré en studio à Nashville avec une formation réduite à sa plus simple expression : Chartie McCoy à la basse, Kenny Buttrey à la batterie et Pete Drake à la steel guitar. Le résultat, John Wesley Harding, est un disque à contre-courant, sobre à l'extrême, à la beauté simple et profonde. Les paroles sont emplies d'allusions à la Bible, Dylan y parlant en paraboles de sa propre quête spirituelle. Les chansons, à la tonalité folk-blues, sont toutes des merveilles : le fameux « All Along The Watchtower » — immédiatement repris par Hendrix — « Drifter's Escape », « Dear Landlord » y sont chantés avec une foi et une humilité déchirantes. Dylan frappe alors ceux qui l'approchent par une sérénité et une bonhomie nouvelles : il est heureux de vivre à la campagne et de s'occuper de ses enfants avec sa femme. Le seul à désapprouver ces changements est Albert Grossman : il tente en vain de faire revenir Dylan à un statut de pop star dont celui-ci ne veut plus. En conséquence, son contrat d'imprésario n'est pas renouvelé. L'album que Dylan enregistre, fin 1968, à Nashville, Nashville Skyline, traduit ses goûts nouveaux : il y chante la nature et sa musique, la country, et les plaisirs simples de la vie. Léger, plaisant — insignifiant, diront certains —, ce disque présente un nouveau Dylan à la voix plus basse et apaisée, reprenant « Girl From The North Country » avec son vieil ami Johnny Cash. Il obtient un immense succès international avec le très doux « Lay Lady Lay », qui touche un très large public.

Cette sérénité sera brève. Lassé de la vie à la campagne, Dylan retourne s'installer à New York au début de l'été 1969. Bien qu'il ait refusé de jouer au festival de Woodstock (pourtant organisé près de chez lui dans le but de l'attirer), il accepte de chanter en vedette au festival de l'île de Wight. L'événement prend des proportions faramineuses, mais la prestation de Dylan, qui se fiche de plus en plus ouvertement de son rôle de prophète, déçoit. Une interview donnée à Rolling Stone, où il se présente comme un simple musicien sans prétention, agace les intégristes de la contre-culture, qui hurlent et ricanent quand il vient chercher un diplôme de docteur en musique à l'université de Princeton. Mais la goutte d'eau qui fait déborder le vase, c'est le double album Self Portrait qui sort en été 1970. De tous les bords, ce ne sont qu'éclats de rire ou interrogations sur sa santé mentale : Dylan chante comme un crooner des reprises des Everly Brothers et de Simon & Garfunkel, reprenant à son compte les formes les plus désuètes et — aux yeux de son public — réactionnaires de la musique populaire américaine. Piqué par les critiques, pourtant, Dylan fonce en studio et, cinq mois plus tard, revient avec un nouvel album, New Morning. «On nous a rendu Dylan !», s'exclament ceux qui l'avaient décrié. De fait, on retrouve un Dylan bien plus fervent, parfois fragile et meurtri, au sommet de ses qualités de chanteur et de musicien. Avec des titres splendides comme « If Not For You » et « Day Of The Locust », il semble avoir trouvé un parfait équilibre entre sa manière personnelle et sa maturité de musicien.

Un long silence suivra, et s'ouvre une nouvelle période de recherche personnelle, pleine de doutes et d'interrogations. Dylan lit la Bible et se rapproche du judaïsme. Il enregistre régulièrement dans une maison-studio près de son appartement de Greenwich Village, mais rien n'en filtre. Il apparaît, en août 1971, en pleine forme, aux côtés de George Harrison et Eric Clapton au concert pour le Bangladesh organisé au Madison Square Garden. Il vient alors de sortir un simple, « Watching The River Flow », enregistré avec le pianiste Leon Russell. II joue volontiers sur les disques d'autres musiciens, comme Doug Sahm et Steve Goodman. Un second simple, « George Jackson », écrit en une nuit et inspiré par l'autobiographie d'un militant des Panthères Noires abattu au cours d'une mutinerie dans un pénitencier, sort à la fin de l'année. Ce sera tout pendant eux ans. Fin 1972, Dylan et sa famille s'installent à Durango, dans le Nouveau-Mexique : il y fait ses débuts de comédien aux côtés de Kris Kristofferson dans un film de Sam Peckinpah, Pat Garrett & Billy The Kid, dont il compose également la musique, y créant une seule chanson, mais qui est l'une de ses plus belles et fameuses, « Knockin' On Heaven's Door ». Le succès de ce morceau inaugure pour Dylan un nouveau cycle, l'un des plus actifs qu'il ait jamais entrepris.

Installé à Malibu, près de Los Angeles, Dylan est habité par une nouvelle jeunesse. Il fait venir le Band et enregistre en un temps record de nouvelles chansons dans une ambiance enthousiaste et spontanée. En rupture de contrat avec Columbia, Dylan sort Planet Waves (1974) pour le label de David Geffen, Asylum : un disque de chansons d'amour, comme « Forever Young », au ton exubérant et euphorique. Il décide de se lancer dans une longue tournée avec le Band. L'accueil est triomphal : Dylan rejoue ses classiques dans des versions nouvelles et réinventées avec une énergie et une ferveur parfois brouillonnes. Un double album live, Before The Flood (1974), immortalise l'événement. Dylan signe un nouveau contrat avec Columbia et sort à la fin de l'année son dernier grand classique : Blood On The Tracks. Chroniques d'une rupture (Dylan et Sara Lowndes divorceront en 1977), aveux de blessures profondes, les chansons de ce disque comptent parmi les plus sincères et les plus nues qu'il ait jamais chantées. La précision de l'écriture (« Tangled Up In Blue »), l'émotion du chant (« If You See Her, Say hello »), la finesse de l'accompagnement, tout concourt à faire de Blood On The Tracks un sommet. Et il comprend la chanson la plus haineuse qu'il ait jamais écrite, « Idiot Wind », où il s'en prend rageusement à toutes les rumeurs imbéciles qui circulent sur son compte.

Quelque chose semble alors s'être libéré chez le chanteur. A la mi-1975, Dylan retourne vivre seul à New York. Il reprend contact avec le milieu des musiciens de la ville, qu'ils soient anciens, tel Phil Ochs, ou nouveaux, telle Patti Smith. L'effervescence d'alors le pousse à remonter sur scène dans des séances d' improvisation informelles qui lui rappellent sa première jeunesse. Il assemble un nouveau groupe au hasard des rencontres. Il découvre, par exemple, dans la rue une jeune violoniste, Scarlett Riviera. Il travaille à de nouvelles chansons avec, pour la première fois, un collaborateur, Jacques Levy. Ce metteur en scène de théâtre le pousse à écrire de grandes chansons narratives à partir d'histoires vraies. Dylan prend ainsi fait et cause aussi bien pour un boxeur noir, Ruben « Hurricane » Carter, condamné pour un meurtre qu'il n'aurait pas commis, que pour un obscur mafioso, Joey Gallo. L'album Desire (1975), marqué par le violon de Scarlett Riviera, les vocalises d'Emmylou Harris et des accents de mariachi, a une valeur d'instantané, Dylan semblant entraîner avec gaieté une troupe de musiciens de rue enthousiastes. Les chansons sont moins personnelles, hormis la belle et maladroite déclaration d'amour faite à sa femme, « Sara ». Dylan pousse l'aventure et la spontanéité plus loin encore, organisant la « Rolling Thunder Review », sorte de caravane de chanteurs et musiciens qui part se produire sans crier gare dans de petits clubs à travers le pays. A certains des musiciens de Desire, tels le bassiste Rob Stoner et la violoniste Scarlett Riviera, se joignent de vieux compagnons, comme Bob Neuwirth, mais aussi Roger McGuinn, Ramblin' Jack Elliott, Allen Ginsberg, et même Joan Baez, sans oublier Mick Ronson, le guitariste de David Bowie. Un album live, Hard Rain, au son plutôt confus, immortalise, en 1976, cette tournée. Dylan fait filmer ces concerts afin de les inclure dans un film dont la préparation va l'occuper plus d'un an. Renaldo and Clara est une longue fiction de quatre heures (plus tard réduites à deux) où sa femme et Joan Baez jouent leurs propres rôles dans des sketches improvisés. Le film est montré en février 1978 à Los Angeles et suscite un déluge de mauvaises critiques et, paraît-il, un trou financier. Dylan y réagit en mettant sur pied sa plus grande tournée mondiale.

Un accueil triomphal l'attend en Europe, où il se rend accompagné d'une grande formation, avec cuivres et choristes, pour promouvoir son nouvel album, Street Legal (1978), très influencé par le gospel. Il donne de longs concerts, très professionnels, proposant de nouveaux arrangements, gospel ou reggae, de ses anciennes chansons, tout au bonheur de jouer. Quoique très inégal, l'album est merveilleusement chanté (surtout les blues). Un double album live, enregistré au Japon, Live At The Budokan, est mis sur le marché pour concurrencer les enregistrements pirates qui circulent. A son retour aux Etats-Unis, Bob Dylan reçoit une révélation : il a vu Jésus entrer dans sa chambre. II en parle à un évangéliste qui l'oriente vers des conférences sur la lecture du Nouveau Testament. Cette conversion brusque au christianisme le pousse à témoigner de sa foi nouvelle dans un disque qu'il enregistre à Muscle Shoals, en Alabama, produit par les vétérans de la musique soul que sont Jerry Wexler et Barry Beckett. Le guitariste anglais Mark Knopfler, du groupe Dire Straits, lui-même très influencé par Dylan, est invité à participer à l'enregistrement, Slow Train Coming commence par une étonnante injonction : « Gotta Serve Somebody » (« Il faut servir quelqu'un »). Pour Dylan, Jésus est celui qui fait prendre conscience à l'homme de toutes ses mesquineries et indignités, et il chante cette révélation avec une rage communicative. Le disque bénéficie d'un son très poli et d'un accompagnemnent remarquable, puissant et rythmé, avec toute la réserve et la concision dont les musiciens de Muscle Shoals sont capables. Des choeurs féminins accentuent la touche gospel. Dylan chante avec plus de passion que jamais sa foi nouvelle, en particulier dans le poignant « When He Returns » qui clôt le disque et où il s'accompagne seul au piano. L'album occasionne un tube inattendu en France, « Man Gave Names To All The Animals », sorte de reggae léger et entêtant. Aux Etats-Unis, Dylan reçoit un Grammy Award pour « Gotta Serve Somebody », qu'il vient chercher en smoking. Après une longue tournée américaine, il reprend la même équipe, à nouveau supervisée par Wexler, pour Saved (1980) un album encore plus purement gospel que le précédent.

Dylan commence à déconcerter sérieusement son auditoire : beaucoup, à ce moment-là, décrochent. Dylan aussi, à sa façon, puisqu'il part s'installer définitivement dans une ferme de son pays natal, près de Minneapolis. Sa présence au cours des années 80 et suivantes a beaucoup moins de poids. Ses anciens fans le suivent de loin, et les nouvelles générations, dans leur ensemble, ne ressentent rien de commun avec sa quête. Pourtant, Dylan ne se retire pas de la scène, continuant à produire et à partir en tournée avec une grande régularité. En 1981, l'album Shot Of Love n'est guère remarqué : enregistré vite et simplement, il comprend pourtant l'une des plus belles chansons que Dylan ait composées, « Every Grain Of Sand », ainsi qu'un curieux hommage à Lenny Bruce. En 1983, l'homme commence à sortir de sa tanière. Il retourne à New York, accompagnant un soir ses vieux amis du Band. Il grave un nouvel album dont l'enregistrement est supervisé par Mark Knopfler. Celui-ci fait appel à Mick Taylor, l'ancien guitariste des Rolling Stones, et à la rythmique vedette de la Jamaïque, employée l'année précédente par Joe Cocker (son chanteur préféré d'alors), Sly (Dunbar) et Robbie (Shakespeare). Infidels est très bien reçu : Dylan y retrouve une certaine hargne que lui inspire l'état de son pays sous la coupe de l'administration Reagan. La musique y est volontiers violente et agressive ; comme en témoigne le simple « Joker Man ».

Au début de l'année 1985, il participe au disque collectif « We Are The World » pour l'Ethiopie, et se produit en clôture du Live Aid en juillet, accompagné par Ron Wood et Keith Richards, marmonnant et paraissant totalement absent. L'album Empire Burlesque (1985), où il se fait accompagner par les Heartbreakers, le groupe de Tom Petty, est marqué par une ambiance décontractée, un son confus et la présence de choristes envahissantes. Seul le morceau « Dark Eyes », qu'il chante en solo à la guitare et l'harmonica, se détache. Une grande rétrospective de morceaux rares, Biograph, sort à la fin de l'année. En 1986 paraît l'album Knocked Out Loaded : produit à Londres par Dave Stewart (d'Eurythmics), il contient des chansons écrites en collaboration avec une compositrice de Broadway, Carole Bayer Sager, et compte une étonnante chanson de onze minutes écrite en collaboration avec le comédien et dramaturge Sam Shepard, « Brownsville Girl ». L'accueil est indifférent : depuis Slow Train Coming, aucun album de Dylan n'est plus considéré comme un événement. Il surprend beaucoup son monde en incarnant une rock star fatiguée dans Hearts On Fire (Richard Marquand, 1987), un film britannique avec Rupert Everett, sans intérêt de l'avis général. Il tourne incessamment à travers le monde avec les musiciens de Tom Petty, puis le Grateful Dead. En été 1988 sort Down In The Groove : ce disque inattendu est composé de quatre originaux, composés avec le parolier du Grateful Dead Robert Hunter, et six reprises, dont le classique du rhythm'n'blues « Let's Stick Together ». Une pléiade d'invités prestigieux participe à l'enregistrement : Eric Clapton, Jerry Garcia, mais aussi Steve Jones, I'ex-Sex Pistol, et Paul Simonon, ancien de The Clash, plus un groupe de hip-hop, Full Force. Dylan chante avec une force et une joie retrouvées.

Ce retour en forme se traduit par sa participation à l'étonnant projet des Traveling Wilburys, un supergroupe spontané organisé par Jeff Lynne avec Tom Petty, George Harrison et Roy Orbison, dont le premier album sort à la fin de l'année, rencontrant un excellent accueil. Mais la vraie renaissance de Dylan est célébrée avec l'album Oh Mercy (1989), produit par le Canadien Daniel Lanois, connu pour son travail avec U2. Accompagné par les Neville Brothers, Dylan choisit un dépouillement zen et presque new age, pour poser une voix étonnamment fragile et chuchotante sur des titres intenses comme « Man In The Long Black Coat » ou « Ring Them Bells ». Il repart pour une tournée mondiale qui passe par Paris. Le 30 janvier 1990, il est fait commandeur dans l'ordre des Arts et des Lettres par le ministre de la Culture Jack Lang. Fin 1990, Dylan retourne à ses vieilles habitudes en donnant un album rustique et spontané, Under The Red Sky, produit par Don Was, avec une foule d'invités de marque (George Harrison, Elton John, David Crosby, David Lindley), Début 1991 sort un coffret de trois CD, The Bootleg Series 1961-1991, où sont réunies une soixantaine de chansons rares ou jamais publiées. Dylan a pris un malin plaisir à rassembler sur le disque, qui couvre la période la plus récente et la plus décriée, des morceaux splendides que personne n'avait alors su ni voulu entendre ou bien des inédits prodigieux, comme « Blind Willie McTell », qu'il avait renoncé à publier pour des raisons mystérieuses. Un grand concert est organisé, fin 1992, au Madison Square Garden pour célébrer ses trente ans de carrière, avec Harrison, Clapton, mais aussi Neil Young, Tom Petty et Roger McGuinn. Ses deux albums suivants, Good As I Been To You (1992) et World Gone Wrong (1993), ne contiennent aucune nouvelle chanson : ce sont de vieux airs de blues et de folk qu'il a enregistrés en une seule prise, exactement comme à ses débuts. Il a sacrifié, en 1995, au rituel « Unplugged » de MTV, sortant un album moyen de ses anciens succès.

A une époque dont il apparaît plus que jamais détaché, Dylan a fini par devenir ce chanteur de blues et de folk mythique qu'il rêvait d'être adolescent, chantant des chansons ancestrales dont plus personne ne sait qui les a écrites, sorti de l'obscur anonymat des temps anciens pour s'y fondre à nouveau, comme le lumignon rouge accroché au dernier wagon d'un train retournant dans la brume épaisse d'où il a surgi. Fin 1997, il a fait un retour que plus personne n'espérait, en enregistrant avec le producteur Daniel Lanois Time Out Of Mind. Dans ce disque enregistré juste avant qu'une maladie pulmonaire ne manque de l'expédier dans l'autre monde, il chante d'une voix sépulcrale, étonnamment brisée, offrant certaines de ses interprétations les plus intenses. Le ton est à la désolation, comme dans « Love Sick », quelques blues apparemment désinvoltes venant jeter des lueurs dans une ambiance crépusculaire remarquablement évoquée par le très long « Highlands », récit du rêve d'un homme qui semble avoir rejoint le pays des limbes. En 1998, Columbia-Sony a édité l'enregistrement d'un de ses concerts légendaires de 1966, où accompagné de The Band il se présentait pour la première fois en Europe armé d'une guitare électrique, Live At The Royal Albert Hall. L'album, qui comprend deux CD, en présente un, magnifique, où il chante seul s'accompagnant à la guitare sèche.