The Kinks KINKS, The : groupe de pop rock britannique, 1964.

- Ray Davies (Raymond Douglas) : chanteur, guitariste et harmoniciste. Né le 21.06.1944 à Londres (Angleterre).
- Dave (David) Davies : guitariste soliste. Né le 03.02.1947 à Londres.
- Pete (Peter) Quaife : bassiste. Né le 27.12.1943 à Tavistock (Angleterre).
- Mick Avory : batteur. Né le 15.02.1944 à Hampton Court (Angleterre).

« Inventeur » du hard rock avec « You Really Got Me » et interprète des compositions de Ray Davies, le plus grand parolier ( let l’un des plus brillants mélodistes) de l’histoire de la musique populaire anglo-saxonne, ce groupe typiquement londonien, originaire du quartier ouvrier nord-ouest de Muswell Hill, a écrit certaines des plus belles pages du rock, mêlant observation sociale, réalisme, ironie et nostalgie avec un charme et une finesse inégalés à ce jour, comme en témoignent les immortels « Sunny Afternoon », « Waterloo Sunset » ou « Days ».

Ray Davies a évoqué une enfance dans un foyer où régnait une harmonie pastorale. On imagine une maison modeste, où les voisins poussent la porte (jamais fermée à clé) sans crier gare pour emprunter un peu de sucre ou deviser avec M. Davies senior des chances d’Arsenal dans la « Cup ». Ray, un adolescent hypersensible qui rêve de devenir peintre, trouve le moyen de faire bande à part : il est quant à lui fan des ennemis jurés d’Arsenal, Tottenham Hostpur, que son capitaine artiste Danny Blanchflower va emmener à son premier (et unique) doublé en 1961. Mme Davies s’affaire dans la cuisine avec sa théière. Le téléphone du hall d’entrée est encore un objet énigmatique, dont la sonnerie augure de mauvaises nouvelles. C’est aussi l’Angleterre du conservateur papa gâteau Harold McMillan, avec sa moustache de major de retour des Indes. Cet environnement désuet et chaleureux, Ray veut le fuir, comme il veut fuir de ces écoles où il refuse de baisser le regard et de se soumettre aux brimades de ses aînés (il réglera ses comptes avec eux plus tard, par le truchement d’un album, Schoolboys In Disgrace). Pour un adolescent de la working class, au début des années 60, « fuir », cela signifie trouver un boulot, et vite. Il est embauché comme clerc dans un cabinet d’architecte alors qu’il vient de fêter son seizième anniversaire ; mais, là aussi, il étouffe et mobilise tout son courage pour frapper à la porte de l’une de ces Art Schools où tant de musiciens britanniques des années 60 devaient échouer dans leur adolescence. A peine accepté, il se heurte à un professeur, et est renvoyé. Il ne reste plus que la musique, un choix qu’il dit « accidentel » et dont il est redevable à son frère cadet, Dave, un fanatique de rhythm’n’ blues qui, lui aussi, vient de se faire montrer la porte par son école pour avoir séduit l’une de ses condisciples.

Un camarade de classe, Pete Quaife, se joint aux deux frères, et le Ray Davies Quartet se fait un petit nom dans le circuit rhythm’n’ blues londonien, avec a bénédiction d’Alexis Korner, le parrain du blues boom qui devait aussi donner leur première chance aux futurs Rolling Stones. Ray, qui s’est inscrit dans une autre Art School, fait l’école buissonnière, chantant avec son groupe (rebaptisé les Ravens) et de temps à autre avec une formation de blues aujourd’hui oubliée, le Hamilton King-Dave Hunt Band. Peu à peu, le spectre d’une existence étriquée s’éloigne de ce misfit (paria), particulièrement lorsque deux jeunes garçons de bonne famille nommés Robert Wace et Greenville Collins s’amourachent du groupe et murmure-t-on, du visage d’angelot de Dave Davies. Les jeunes désoeuvrés du quartier chic de Mayfair à Londres ouvrent leurs bras à ces fils d’ouvriers, ces jeunes désœuvrés dont Ray fera les « héros » de « Sunny Afternoon » et d’un « End Of The Season » désespéré trois ans plus tard. Du jour au lendemain, les adolescents de Muswell Hill se retrouvent à des garden parties dans des manoirs campagnards, comme celui de ce riche homosexuel auquel la chanson « David Watts » rendra un tendre hommage. Ray Davies respire enfin : il s’est évadé de son Colditz banlieusard. Wace et Collins ne sont pas les dilettantes qu’on pourrait croire, même si le premier insiste pour remplacer Ray au micro le temps de quelques chansons ; leur carnet d’adresses est bien fourni et leurs poches sont profondes. Wace leur trouve un nouveau nom, les Kinks, un manager, Larry Page ; un producteur, l’américain aveugle Shel Talmy ; et, après avoir été éconduits par Decca et Phillips, une maison de disques : Pye. Par malheur pour Ray, qui s’en souviendra avec amertume dans l’album Lola Vs. Powerman And The Moneyground, Wace et Collins le convainquent également de signer un désastreux contrat d’édition avec Denmark Productions, dont, trente-cinq ans plus tard, il voue toujours le directeur (Edward Kassner) aux gémonies.

Les Kinks sont encore un groupe d’amateurs, en dépit du recrutement de Mick Avory à la fin de 1963. Certains diraient qu’ils le sont toujours restés ; mais c’est précisément le joyeux désordre qu’ils sèment à leurs concerts qui emporte l’adhésion des foules. Ray est un leader empoté, qui bouge sur scène comme s’il avait deux pieds gauches ; mais il a un bagout, et le charme de la maladresse. Dave fait le spectacle et emballe les groupies avec une ardeur qui a quelque chose d’effrayant. Avory tape (et boit) sans se poser de questions. Quaife fait le Billy Wyman dans son coin, impassible. La vie est belle. Peu importe que les deux premiers 45 tours (le « Long Tall Sally » de Little Richard et le très beatlesque « You Still Want Me ») ne marchent pas trop bien, en dépit d’une promotion intense et d’un passage à « Ready, Steady, Go », le show pop de la BBC. Ray sait qu’il a en poche un tube assuré, « You Really Got Me », écrit un soir sur la piano désaccordé du salon de ses parents et qui déclenche régulièrement l »hystérie à leurs concerts. Talmy, cela dit, est incapable de trouver la bonne formule lorsque le groupe entre en studio pour graver cette chanson. Désespéré de voir son bébé disparaître avec l’eau du bain, Ray, un soir, en cachette et avec ses propres deniers tente le coup une dernière fois. Il parvient à capter sur la bande l’étrange distorsion qui va devenir la signature du groupe : Dave (et non Jimmy Page, comme le voudrait la légende) branche sa guitare sur deux amplis (l’un est un vieux Watkins dont l’un des haut-parleurs a explosé) et attaque le fameux « da-da-da-da-dah » familier à tous les groupes de rock garage de la planète. Il se fend également d’un solo catastrophe aussi irrésistible qu’incontrôlé, qui prouve une fois pour toutes que le rock’n’ roll se moque bien des politesses de la technique. « You Really Got Me » ne ressemble à rien de connu. Le texte de convenance n’est qu’un slogan mais peu importe. La brutalité du riff emporte tout sur son passage. Ray, finaud, y a ajouté un changement de clé totalement inattendu (une montée d’un ton sur la reprise du thème du couplet) à faire se dresser les cheveux sur la tête. En septembre 1964, son bébé atteint le n°1 en Grande-Bretagne et le n°7 aux Etats-Unis. Les Kinks sont des vedettes.

Si l’horloge s’était arrêtée en 1965, on se serait souvenu de ces stars comme des inventeurs du hard rock, des créateurs d’ « All Day And All Of The Night ». On aurait souri de ces photos où ils posent en habits de chasse à courre, chaussés de cuissardes volées à Honor Blackman, l’héroïne de la première série de Chapeau melon et bottes de cuir. Mais Ray a déjà suggéré qu’il avait une corde bien plus sensible à son arc : perdu dans le rhythm’n’ blues indistinct de The Kinks, leur premier album, « Stop Your Sobbing », révèle un mélodiste délicat, même si ce petit joyau pop devra attendre la reprise à succès des Pretenders pour sortir de l’obscurité. Il y a aussi « Set Me Free », un 45 tours de juin 1965 un temps promis à Cilla Black ; et le premier chef d’œuvre de sa maturité, « I Go To Sleep », Dieu sait pourquoi offert aux Applejacks, et dont Peggy Lee enregistre aussitôt une version bouleversante. « I go to sleep/Sleep/And imagine that you’re there/With me ». Ray vient de rompre avec son premier amour, Anita. Il n’est plus le parolier désinvolte de « Tired Of Waiting For You », qui griffonnait ces couplets en un quart d’heure dans le train l’emmenant à une séance d’enregistrements. A Sheffield, il a fait la rencontre de Rasa, une jolie blonde d’origine lituanienne, la future mère de ses enfants, l’amour de sa vie et l’objet de tous les regrets : « la fleur que j’avais senti croître dans ma poitrine n’était pas un cancer, juste le début de quelque chose de moins dangereux, mais de tout aussi terrifiant. Comme le cancer, il valait peut-être mieux le couper à sa racine, avant qu’il ne commence son œuvre destructrice. » Un aveu qui fait comprendre pourquoi il sera toujours incapable de chanter l’amour sans arrière-pensées ; il ne pourra faire la plus sincère de ses déclarations, « Days », qu’en 1969, quand Rasa se sera éloignée, et qu’il aura trouvé enfin la solitude l’espace de liberté dont il a besoin pour parler. Ray est un homme perpétuellement à bout de souffle, un claustrophobe émotionnel qui détruit ce qu’il aime pour respirer. Cette soif de destruction, il l’assouvit également en public, avec son frère (leurs incessantes querelles et réconciliations iront jusqu’à la menace de meurtre) et avec Larry page, leur manager. Après une tournée américaine (juin 1965), où leur comportement incontrôlable leur vaut une interdiction de séjour aux Etats-Unis dont les conséquences seront catastrophiques. Ray et Dave assignent Page en justice. Page contre-attaque et parvient à faire bloquer les royalties du groupe, une gabegie qui ira jusqu’à la Chambre des Lords et privera les frères Davies de presque de tout revenu pendant cinq ans.

Ce champ de bataille est le jardin où vont fleurir les plus belles créations de Ray Davies ; la poésie envoûtante de « See My Friends », dont le texte continue de dérouter. Qui sont-ils, ces amis « de l’autre côté de la rivière » ? Les homosexuels qui papillonnent autour du groupe et qui le troublent plus qu’il ne veut l’admettre ? Ou plus simplement tout ce qui n’est pas lui-même, cette personnalité qu’il a tant de mal à soumettre et qui file comme du sable entre ses doigts ? En digne fils d’Albion, il cherche refuge dans l’ironie, se moquant des « gens bien » dans « Well-Respected Man » (1966) et des pseudo dandys de Carnaby Street dans « Dedicated Follower Of Fashion ». Ce qui ne l’empêche pas d’enfiler sa chemise à jabot et de tout faire pour ressembler au héros de « Sunny Afternoon », un oisif qui attend que le ciel lui tombe sur la tête en buvant une bière glacée dans le parc de son château que les huissiers sont en train de vider : « Sunny Afternoon » est le sommet du premier album des Kinks (Face To Face, 1966) que les fans abordent en se découvrant comme s’ils entraient dans une cathédrale. Ray Davies n’est pas encore le chroniqueur sentimental de The Village Green Perservation Society ; il conte encore ses cruelles historiettes avec un sourire en coin, égratignant au passage le consumérisme américain (« Holiday In Waikiki ») et sa cible favorite les poseurs du Swinging London (« Dandy »). Et, lorsque le sourire s’efface, c’est pour se laisser porter par un rêve ou pour contempler les éléments et sa propre mortalité (un thème constant de son œuvre), du « Lazy Old Sun » de Face To Face au « Stormy Sky » de Sleepwalker (1977). « When I was young/My world was three foot seven inches tall/When you were young/There was no world at all/Sunny rain, shine my way/Kiss me with one ray of your lazy old sun ». Cette (fausse) résignation est le seul moyen pour lui de conquérir la paix, pas l’amour qu’il se sent incapable de communiquer : « My love/Is like a ruby/That no one can see/Only/My fancy/Always ».

Le bond en avant de Face To Face est aussi musical. Même « Well-Respected Man » et « Dedicated To Follower Of Fashion » avec leur mur de guitares sèches ne pouvaient laisser prévoir une maturation aussi rapide. Ray puise ses mélodies dans la tradition du vaudeville anglais et des comédies musicales de George Formby, mais sans prendre de haut cet héritage on ne peut moins rock’n’ roll. Les Kinks qui, un an plus tôt, ouvraient leurs concerts avec le « Cadillac » de Bo Diddley, brodent autour de descentes chromatiques dont Ray a le secret. Et, bien avant que George Harrison n’impose aux auditeurs des Beatles ses interminables bourdons de sitar, « Fancy » explore les possibilités répétitives du raga indien, lui ajoutant un trombone incongru et totalement convaincant. Un mois après la sortie de Face To Face, nouveau virage ; avec « Dead End Street », Ray tourne le dos à l’establishment. Sans pour autant monter sur une caisse à savon, il se fait l’observateur de la misère quotidienne des « petites gens » dont il n’a quitté l’univers que tout récemment. Avec sympathie, mais aussi avec humour, détachement, et une effrayante lucidité. L’impasse métaphorique du titre de la chanson est celle qu’il se sent peut-être coupable d’avoir voulu oublier, et la fanfare désespérée dans laquelle elle s’achève vaut tout aussi bine pour lui-même que pour ces personnages qui posent la question : « What are we living for ? ».

Dans un moment de grâce, au printemps de 1967, Ray compose le plus beau poème de l’histoire d’e la pop anglaise, « Waterloo Sunset ». On a tant écrit sur cette merveille. Peu importe de savoir si Terry et Julie, personnages du deuxième couplet de la chanson, sont les acteurs Terence Stamp et Julie Christie, comme le voudrait la petite histoire. Avec sa mélodie lumineuse, les harmonies vocales célestes de son frère Dave et de sa femme Rasa, et sa prosodie parfaite, « Waterloo Sunset » ouvre une fenêtre dont le rock ignorait l’existence et qui est demeurée solidement cadenassée depuis. Ray ne s’en est jamais remis. Il est et sera pour toujours l’homme de « Waterloo Sunset » et y trouvera une nouvelle raison de se haïr, incapable de retrouver un souffle aussi puisant. La traversée d’un pont bondé d’employés de banque est devenue un voyage de rédemption pour deux amoureux, doublement poignant parce que leur chroniqueur (par paresse en apparence mais probablement par dégoût de lui-même) se fait incapable de l’accomplir. Seule sa tendresse pour eux et la toute-puissance du soleil couchant l’apaisent un instant et lui font oublier le bouillonnement délétère de la Tamise ; il peut demeurer à sa fenêtre pour bénir l’innocence victorieuse du couple perdu dans la foule. « L’univers tout entier dans un grain de sable » pour paraphraser Williams Blake, dans une chanson qui, à elle seule, suffit à consacrer le génie de Ray Davies. Mais l’inspiration qui l’habite alors se paie au prix fort. Atteint de dépression chronique, il s’enfonce lentement dans des humeurs noires qui, un instant, lui font annoncer son départ des Kinks, seule l’écriture l’intéresse, déclaret-t-il. Il est exact que les concerts du groupe ne reflètent que bien mal la métamorphose qu’il a acccomplie en studio, comme l’album Live At Kevin Hall le revèle en un demi-heure de chaos. Ray a de plus en plus mal à porter le masque d’amuseur public et supporte difficiellement l’histrionisme (etles fausses notes et les frasques en coulisse) de son petit frère. Comment jouer sur scène le nouveau 45 tours, « Mr. Pleasant » avec son piano-bastringue et son trombone de vieux jazz ? Comment faire accepter aux fans venus entendre « You Really Got Me » cette fable qui fait grincer des dents comme une pomme de cidre ? Grâce à Dieu, ces doutes s’évaporent en studio, et l’album Something Else (1967) confirme la nouvelle stature de Ray Davies dans la pop anglaise. Les Beatles peuvent y aller de leur rouleau compresseur psychédélique (Sgt Pepper) Ray ne craint personne. Something Else s’ouvre sur l’une de ces « vignettes » qu’il sait peindre comme nul autre, « Two Sisters » où il glisse un regard compatissant et nullement supérieur sur une femme au foyer jalouse de sa sœur, un texte à la limite de la cruauté avec, encore une fois, la plus délicate des mélodies enveloppée dans les arpèges de clavecin de Nicky Hopkins. Plus versatile que jamais, il se fend d’une bossa-nova rêveuse à souhait, « No Return » ; emballe la pop-song parfaite (« David Watts », un tube pour The Jam près de quinze ans plus tard) ; et balance en fin de face 2 un doublé en or massif, « Waterloo Sunset » et « End Of The Season ».
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