Suite de la biographie des Kinks

La plus grande surprise de l’album est la découverte que Dave Davies lui aussi n’est pas un manchot pour ce qui est d’écrire un tube. « Death Of A Clown » avec ses accents dylanesques est n°3 pendant l’été 1967. A l’automne, Ray Davies prend la relève avec l’hilarant « Autumn Almanac » le monologue d’un jardinier courbatu, mais heureux de son sort, du moins en apparence. Incroyablement, et malgré les splendeurs à venir, Something Else sera le dernier album des Kinks à ce jour à entrer dans les quarante meilleures ventes du hit-parade britannique. « Wonderboy » le 45 tours suivant avec ses chœurs de cour de récréation désarçonne le public. Pire, The Village Green Preservation Society (1968) passe au-dessus de sa tête, alors qu’il s’agit du meilleur album des Kinks et de loin, régulièrement célébré par les critiques comme l’une des clés de voûte de la Pop avec un « P » majuscule. Ray conserve une immense tendresse pour ce chant d’amour à l’Angleterre éternnelle. Il confia comment, des années plus tard, dans sa loge du Madison Suqare Garden de New York pour donner le coup d’envoi d’une triomphale tournée de retour aux Etats-Unis, il avait embrassé la pochette de ce disque talisman, la terre qu’il avait accrochée à ses souliers de saltimbanque. Village Green baigne dans l’atmosphère pastorale d’une longue soirée d’été, quand les ombres s’allongent et qu’onr egrette le bonheur passé. Que la fière déclaration qui ouvre le disque ne trompe pas, Ray sait qu’il défend une cause perdue et s’y jette avec l’énergie du désespoir. Daisy, son amour d’enfance, a épousé l’épicier de « Village Green ». Walter, l’ami avec qui il fumait des cigarettes derrière le préau de l’école, a trahi les serments d’autrefois. Le train à vapeur de « Last Of The Steam-Powered Trains » est un anachronisme. Demeure la paresseuse campagne anglaise, célébrée avec lyrisme dans « Big Sky » et un charme infini dans « Sittinf By The Riverside ». La beauté mélodique de The Village Green Preservation Society ne doit pas égarer ; cet album est un constat d’échec, la formation du dernier carré face à l’offensive d’une modernité que Ray abhorre de tout son être.

L’apathie qui accueille la sortie de ce disque menace de le faire basculer pour de bon. Des rumeurs (jamais démenties) de tentative de suicide inquiètent les fans, auxquels il faut aussi l’offrance de la plus poignate de ses chansons, « Days », un chant d’adieu à Rasa (qui le quittera pour de bon en 1973 avec leurs deux enfants), la femme dont le souvenir ne cessera jamais de le hanter. Que « Days » se révèle un petit succès ne changera rien à l’affaire : Les Kinks appartiennent au passé, ce passé que Ray ne cesse de ruminer dans ses nouvelles chansons. Et, après un album avorté (Four Well-Respected Gentlemen, de dont de nombreux extraits apparaîtront sur l’introuvable Great Lost Kinks Album en 1973), c’est encore dans le passé, mais le passé d’une nation, cette fois, qu’il trouve l’inspiration pour un magnifique opéra rock qui n’a de commun avec la prétention d’un Tommy que son étiquette douteuse.

Arthur (Or The Decline And Fall Of The British Empire) avait été conçu pour la télévison, au départ, même si la chaîne ITV finit par retirer ses billes de jeu, que Ray et le dramaturge Julian Mitchell comme une fresque sociale et historique retraçant la digne dégringolade de l’Empire victorien à travers les yeux d’un humble pékin, des riches heures de l’Angleterre toute-puissante (« Victoria ») à l’exil volontaire vers un pays moribond (« Australia »). En d’autres mains, Arthur aurait pu devenir une autre de ces « fausses bonnes idées » dont le rock de la fin des années 60 s’est fait une douteuse spécialité. Mais pas avec Ray Davies aux commandes. Que l’on compare comment il parvint à faire sienne la tragédie des tranchées de 1914 dans « Some Mother’s Son » avec l’emphase déplacée du « Butcher’s Tale » des Zombies, par exemple. Près de trente ans avant l’hystérie collective déclenchée par la disparition de la princesse Diana, Ray avait déjà peint avec un humour tendre et cruel la passion obsédante des « classes inférieures » pour une aristocratie idéalisée par les gazettes. Avec la tendre ironie qui n’appartient qu’à lui seul, Ray Davies peut aussi compatir avec le propriétaire de « Shangri-La », cet Eden banlieusard dont il est issu et où « la maison d’un anglais est son château », pour reprendre l’expression consacrée ; typiquement, il réserve à cette fable désespérée sur l’aliénation l’une de ses mélodies les plus lumineuses, comme s’il lui fallait enfoncer le clou encore plus profondément et user de contrastes sonores pour souligner la médiocrité de l’absence de destin de son « héros ». L’album tout entier, d’ailleurs, est un objet rutilant, dans lequel Ray révèle des qualités d’arrangeur insoupçonnées : clavecin, cuivres, effets sonores, la palette est luxueuse, mais sans séduire un public britannique que Ray se plaît à caresse à rebrousse-poil. Arthur ne parvient même pas à pénétrer dans le Top 100.

Les Kinks sont en proie au désarroi. Pete s'en va pour de bon, remplacé par John Dalton ; comme Arthur, il a choisi l'émigration et s'installe au Canada. Ray, plus dépressif que jamais, annonce une nouvelle fois (juillet 1970) qu'il va quitter le groupe, alors engagé dans sa première tournée américaine depuis des lustres. Mais le ciel va se dégager aussi subitement qu'il s'était assombri : plus amer que jamais, il a décidé de régler ses comptes avec l'industrie du disque (métaphore de toute autorité) par le truchement d'un album vicieux, Lola vs. Powerman and The Moneyground. Son trait s'est épaissi de rage, sans doute, et le voilà qui crucifie joyeusement les éditeurs de musique dans « Denmark Street » et les maisons de disques sur le reste de l'album. Un jeu de massacre qui égratigne aussi les leaders syndicaux (« Get Back in Line ») et où il serait vain de rechercher un écho de la tendresse des albums précédents. Par bonheur, Ray a puis dans sa colère un aiguillon parfait pour écrire quelques-unes des chansons les plus accrocheuses de sa carrière : « Aperman », une parabole pas si subtile que ça sur l'imbécilité de l'homme du XXe siècle, reprise à contre-sens par Serge Lama sous le titre « Superman » et, bien sûr, l'inusable « Lola », avec sa célèbre intro de guitare de douze cordes et ses paroles sulfureuses. On a trop souvent vu dans cette pochade un aveu d'homosexualité sous-jacente. Ray n'est pas et ne fut jamais gay ; en revanche, il est l'incarnation de ce que les Britanniques appellent le camp, terme intraduisible s'il en est et qu' « efféminé » ne rend qu'imparfaitement. Le camp a toujours été l'une des plus grosses ficelles du music-hall anglais, dont Ray est peut-être le seul héritier direct dans l'histoire de la pop de son pays. De plus en plus enclin à théâtraliser ses chansons, Ray, tout naturellement, en venait à épouser la tradition vernaculaire de ses prédécesseurs, y trouvant sans doute un masque de comédie idéalement adapté à ses incertitudes d'alors. Le travesti de « Lola » est un misfit, un « décalé », un personnage-miroir dont Ray peut endosser le costume pour se dérober aux regards indiscrets. Autre avantage : ce 45 tours se vend à des millions d'exemplaires et relance pour de bon une carrière au point mort, particulièrement aux USA.

Le disque suivant, Muswell Hillbillies (1971), n'est qu'une parenthèse, un ultime regard nostalgique sur le Londres de son enfance, un « Village Green » urbain transformé en paysage de Far West par l'adoption d'un style country qui décontenança fans et critiques. On doit l'avouer : malgré le charme de chansons comme « Have a Cup of Tea » ou « Alcohol », Muswell Hillbillies est le premier album des Kinks (depuis Face to Face ) qui ait un goût d'inachevé. La grâce mélodique qui illuminait encore les chansons de commande que Ray avait composés l'année précédente pour le film Percy en est absente, exception faite peut-être d' « Oklahoma, USA ». Muswell Hillbillies est la preuve que le cœur ne suffit pas : album de transition, album bâti sur du sable alors que, ô ironie, il devrait célébrer la patrie de Ray Davies, cette colline de Muswell où il avait grandi. Non que les Kinks de cette période (1972-1976) doivent être jugés à la seule aune de leurs enregistrements ; on l'a dit, le groupe a commencé sa reconquête des Etats-Unis. Libres d'y tourner à leur gré, Davies et ses musiciens mettent sur pied une revue musicale extravagante entre sublime et ridicule, parfois les deux. Un soir abjects (Ray boit comme un trou et Dave n'est pas en reste), le lendemain époustouflants, les Kinks s'attirent un public d'inconditionnels qui se moquent bien que les nouvelles chansons n'arrivent pas à la cheville des anciennes. De temps à autre, Ray se fend d'une composition fabuleuse, comme « Celluloid Heroes » dans Everybody's in Showbiz – Everybody's a Star (1972). Eparpillées sur des disques à thème inégaux, quelques perles surnagent : « Sweet Lady Genevive » dans Preservation Act I (1973). Mais c'est pour la scène que Ray réserve ses moments de grandeur, clown triste déguisé en Folle de Chaillot. Entouré par un groupe de bastringue construit autour du piano de John Gosling, de cuivres désaccordés et de choristes-danseuses, Ray, souvent ivre mort, se fait l'acteur de ses contes paranoïaques avec l'énergie du désespoir. Il lui arrive aussi de chanter comme un ange (quand il se souvient des paroles) : nous avons en notre possession un enregistrement pirate d'un concert de 1973 dans lequel il chante une version de « Celluloid Heroes » digne d'être jouée à son enterrement.

Aussi, quelle importance si Everybody's In Showbiz (1972), Preservation Act I (1973), Preservation Act II (1974), Soap Opera et Schoolboys in Disgrace (1975) finissent chez les soldeurs. Le suicide public auquel Ray se soumet concert après concert, alimenté par une prodigieuse consommation d'alcool, est hélas le reflet trop fidèle d'une vie tumultueuse. Rasa l'a quitté pour de bon. Il se bagarre (au sens propre) régulièrement avec son frère Dave. Après une tentative de suicide (1973), il annonce pour la énième fois que les Kinks sont de l'histoire ancienne. Pour revenir sur ses mots la semaine suivante. Le label qu'il a lancé pour sa choriste Claire Hammil est un flop. Certes, les Kinks ont désormais leur propre studio et leur supporteur américain en redemande, mais Ray Davies semble s'être engagé trop avant sur le chemin de l'autodestruction pour faire machine arrière.

Pourtant, en 1977, à la faveur d'un nouveau contrat avec le label Arista, et à la surprise générale, les Kinks renaissent de leurs cendres. Echaudé par l'insuccès de Preservation et consorts, Ray a choisi de revenir à la powerpop de ses débuts, la « sophistication » en plus. Sleepwalker, un album plus que décent, entre dans le top 30 aux Etats-Unis, le premier de leurs disques à connaître une telle popularité depuis un Greatest Hits de 1966. Les fans se frottent les mains : Ray est en forme ; « Mr. Big » et « Stormy Sky » sont d'habiles déclinaisons de « Walter » et de « Lady Old Sun ». Et les Kinks sont sans doute le seul groupe de leur génération à ne pas passer pour de vieux dinosaures en pleine ère punk. Mieux, la new wave se reconnaît dans ces anciens, comme les britpoppers des années 90 le feront près de 20 ans plus tard. L'année suivante, Misfits confrme l'avancée (ou le retour en arrière) de Sleepwalker. John Gosling et John Dalton ont quitté le groupe pour être remplacés par les anonymes Gordon Edwards et Jim Rodford, mais cette mutation anecdotique ne change rien au prestige retrouvé des Kinks. Même si Ray Davies commence à afficher une nette propension à l'autoparodie, des chansons comme « Misfits » et « Rock'n' Roll Fantasy » sont d'honorables additions à son prodigieux catalogue.

A partir de Low Budget (1979), malheureusement, cette propension s'accentue dramatiquement. Peut-être influencés par le succès de la reprise de « You Really Got Me » par Van Halen en 1978, les Kinks entament leur phase terminale : Dave se retrouve propulsé guitar hero et Ray s'obstine à chercher le « riff qui tue » une recette miraculeuse pour ce qui est des ventes aux Etats-Unis, mais une catastrophe pour les amoureux de « Waterloo Sunset ». Pour la première fois de sa carrière, Ray Davies a recours à des slogans (Give The People What They Want, 1981 ; State of Confusion, 1983). Mais il peut rigoler. Multimillionnaire, le voilà qui quitte sa deuxième femme, Yvonne, pour convoler avec Chrissier Hynde, la chanteuse des Pretenders, qui lui donne une fille en 1983. Le charmant « Come Dancing », dont la vidéo passe en boucle sur MTV, ramène les Kinks dans le top 10 aux Etats-Unis : une chanson hélas typique exceptionnellement éloignée du heavy metal que le groupe sert à toutes les heures de la journée. Comme toujours, Ray hésite à se livrer, et les personnages qui lui servaient de truchement dans ses chansons ont été remises au placard ; pour ne rien arranger, le voilà rock star, à jouer dans d'immenses stades pour le bénéfice d'adolescents américains qui ignorent tout de « Sunny Afternoon ». Les Kinks sont devenus un supergroupe. Dave y va de ses albums solo entre deux algarades avec son frère. Les albums qui sortent par à-coups sont des pétards mouillés ; en fait, tout indique que Ray n'écrit plus que par automatisme, résigné qu'il est à ne jamais reconquérir les sommets de sa jeunesse mais décidé à récolter tous les fruits de sa nouvelle popularité, par perversité ou par esprit de vengeance, on ne sait.

Le voilà d'ailleurs qui tâte de la comédie, qui écrit une pièce de théâtre, dirige une autre dramatique télévisée, Return to Waterloo , dont il compose également la musique. La page est définitivement tournée avec la publication d'une (remarquabe) autobiographie, X-Ray (1994) : les Kinks, sans se séparer tout à fait, sont mis au congélateur pour une période indéterminée. Ray continue de se produire, mais seul. Il promène aujourd'hui un spectacle intitulé « The Storyteller », qui mêle lecture d'extraits de son livre et chansons, qu'il interprète avec sa guitare sèche devant des parterres conquis d'avance. La nostalgie, encore une fois, s'est révélée victorieuse. Après avoir publié le très réussi To The Bone (1996), interprétation unplugged des succès des Kinks, Ray Davies a évoqué la possibilité en 1998 de réunir le quatuor d'origine, avec Pete Quaife et Mick Avory (parti en 1984). Le 17 octobre 1998, il a présenté à Londres English Songs, sa première pièce musicale classique.