Suite de la biographie de Lou Reed
Lou Reed vit en 1973 un immense tournant dans sa carrière : il est âgé de 37 ans et, pour la première fois, il triomphe. Il connaît pourtant une grave crise personnelle : furieux de s'entendre accuser d'avoir copié David Bowie, il se fâche avec celui-ci, ainsi qu'avec RCA, et renvoie les Tots. Après avoir brusquement quitté sa femme, qui tente de se suicider, il se retrouve seul. Un des sommets artistiques de la carrière de Lou Reed naîtra d'une des périodes les plus noires de sa vie. Avec le producteur Bob Erzin, alors âgé de 24 ans ; il conçoit un projet très ambitieux : Berlin. Prévu comme un double album, qui serait un film pour les oreilles, romantique, ce disque narre l'histoire de la déchéance extrême d'u couple drogué, dépressif et suicidaire à Berlin-Ouest. Les musiciens les plus cotés comme Jack Bruce, Steve Winwood de Traffic, les guitaristes Steve Hunter et Dick Wagner, les frères Becker et Aynsley Dunbar y participent, mais RCA, inquiet de l'ampleur du projet, exige que le double album soit réduit à un simple. A la fois sinistre et sublime, terrifiant et grandiose, Berlin (1973) est une remarquable réussite artistique. Il est pourtant fustigé par une grande partie de la critique et boudé par le public, habitués à des thèmes plus faciles. Lou Reed en est profondément blessé : se sentant abandonné de tous, il se drogue plus que jamais, substituant à l'héroïne la méthédrine surpuissante et l'alcool.
Lou Reed réapparaîtra comme un nouveau personnage, auquel il restera associé de manière indélébile : celui d'un mort-vivant décadent, d'apparence squelettique, sarcastique à l'extrême. La tournée qui suit, avec Penti Glan, Prakash John, Steve Hunter et Dick Wagner, est au goût hard rock du jour. Disque live, Rock'n' Roll Animal (1974) est enregistré en public à Manhattan, le 21 décembre 1973, juste avant que Lou Reed ne passe Noël en prison pour falsification d'ordonnance (il écrira « New Sensations » à ce sujet en 1983). Il se fait alors couper les cheveux très court (la mode est aux cheveux longs) et se teint en blond. Il se fait raser les tempes en forme de croix de Fer, le plus haute distinction militaire allemande et ne quitte plus ses lunettes de soleil, même la nuit, une Marlboro toujours vissée à ses lèvres. Servi par des musiciens virtuoses, une image forte et des compositions d'une élégance inhabituelle dans le hard rock, Rock'n' Roll Animal est un des rares véritables sommets du genre, avec des versions remarquables de « Sweet Jane » et « Heroin » tirant parfois vers le jazz. Lou Reed déclare pourtant que ce disque est à ses yeux une concession commerciale dégradante et que Berlin est son chef d'œuvre.
Il s'emploiera dès lors à incarner, par dandysme, ce personnage décadent et négatif jusqu'au bout des ongles, qui aura tant d'influence sur les punks. Lou Reed bâcle (ce qu'il admet volontiers) l'album relativement commercial Sally Can't Dance (1974) au studio Electric Lady, un disque assez terne malgré la présence de « Billy » et « Kill Your Sons ». Bien que de qualité assez faible et composé de chansons aux thèmes désespérants, ce sera sa meilleure vente. Lou Reed commente ainsi la situation : « Pire je suis, plus ça vend. Si je n'étais pas dans le disque la prochaine fois, il monterait sûrement au n°1 ! ». A nouveau en tournée avec Danny Weis à la guitare (mais sans Hunter ni Wagner), de plus en plus cadavérique, il mime l'injection d'héroïne sur scène (tendant même parfois la seringue au public) et fige la grande image de déliquescence de la star du rock : « Si j'avais pris une dose trop forte, déclarera-t-il, ils auraient été ravis : pour eux, la légende aurait été complète. » Son répertoire inclut le très violent « Sister Ray ». Il rencontre alors un transsexuel à peine sorti de prison, un cas social dénommé Tommy, alias Rachel (qui emménage avec lui), et dont le portrait orne le dos de la pochette du nouvel album sorti en août.
La descente aux enfers de Lou Reed se poursuit sous l'œil du public. Paranoïaque, épuisé nerveusement, Lou Reed enregistre des maquettes de titres (« Kicks », « Downtown Dirt ») décrivant des personnages abjects, et inquiète beaucoup son manager Dennis Katz. Une tournée italienne se passe très mal : un groupe de néofasciste l'accueille à coups de boulons aux cris de « sale juif décadent ! », ce qui le conduit à annuler plusieurs concerts. Sa santé se dégrade et il est sujet à des crises de convulsion liées à son alcoolisme. RCA publie Lou Reed Live (1975), extrait du même concert que Rock'n' Roll Animal, un album qui se vend bien. Reed exècre ce disque sorti contre sa volonté et, obsédé par le macabre, se piquant aux amphétamines plusieurs fois par jour, il décide de défier tant le public que RCA en concoctant Metal Machine Music. Il s'agit d'un double album de sons électroniques délibérément insoutenables, un véritable suicide commercial, sorte d'acte auto-iconoclaste. RCA est obligé de publier ce disque, extrême et téméraire, qui va jusqu'au bout de la morale nihiliste, bien au-delà des pièces les plus désagréables de Varèse, et qui exprime sans doute ce que Lou Reed ressent vraiment dans les affres de sa toxicomanie. Œuvre fondatrice de la musique dite industrielle, Metal Machine Music clôt la période glam rock et marque le véritable début de la vague punk qui gronde déjà : l'album est rejeté par la presse, que Lou Reed n'hésite pas à insulter. Des acheteurs vont d'ailleurs jusqu'à porter plainte pour tromperie sur la marchandise (la pochette ressemble à celle du live). Le disque est retiré de la vente à grands frais, Lou Reed se fâche avec son imprésario, ainsi qu'avec RCA, qui lui réclame 600 000 dollars.
Ruiné et brisé, Lou Reed connaîtra pourtant une résurrection surprenante. Il retourne la situation en enregistrant en quelques jours, et à la surprise générale, un chef d'œuvre, Coney Island Baby (1976). Ce disque élégant, dont il assure lui-même la réalisation artistique pour la première fois, est à la fois porteur de violence (« Kicks »), mais aussi d'une profondeur et d'une finesse retrouvées (« Coney Island Baby »). Il est doté d'un son très accessible, ce qui n'empêche pas son auteur d'être en couverture du n°1 du magasine new yorkais Punk (janvier 1976), auquel il accorde un entretien à l'humour dévastateur. Lou Reed est considéré comme le héraut de l'avant-garde punk, et on le compare à Jean Genet comme à William Burroughs. Patti Smith reprend alors ses chansons. Toujours endetté, il réalise l'album Wild Angel (1976) de Nelson Slater, un camarade de faculté. Il vit pauvrement, engage, contre toute attente, un groupe de jazz (Happy House, rebaptisé Everyman Band) et signe avec Clive Davis chez Arista, pour qui il grave rapidement le beau Rock And Roll Heart (1976), réunissant des chansons parfois candides qui, à nouveau, déconcertent. Au moment où la mode punk qu'il a contribué à faire éclore est aux cheveux courts, où le Velvet underground est enfin célébré. Lou Reed a les cheveux longs et ne porte plus de lunettes de soleil. Rachel le quitte en plein enregistrement de Street Hassle (1977), un remarquable album axé sur une longue pièce emmenée par un violoncelle lancinant, où Lou Reed décrit crûment les horreurs de la drogue. Bruce Springsteen y chante « Slip Away ». La presse est très élogieuse. C'est l'époque où il reçoit un prix littéraire des mains d'un sénateur pour un poème sadomasochiste et où il emménage avec Sylvia Morales, une strip-teaseuse à la très forte personnalité, dans une maison de campagne.
Toujours sous méthédrine, Lou Reed enregistre ce qu'il considère comme son disque le plus représentatif, le double tour de force Live – Take No Prisoners (1978). Comme un Lenny Bruce ressuscité, il commente longuement sur scène les couplets de ses chansons avec un humour féroce. Aux amphétamines, il substitue bientôt l'alcool et pratique le tai-chi (la gymnastique chinoise). Il enregistre « Aye Colorado », un duo avec sa choriste Genya Ravan, et collabore avec le trompettiste Don cherry sur scène. Ils écrivent ensemble The Bells (1979), qui donne son nom à un album sans grande personnalité, cosigné en partie par son saxophoniste Marty Fogel et le guitariste Nils Lofgren. Il commence alors une psychothérapie et se remet à la guitare. Le jour de la Saint-Valentin 1980, il célèbre son mariage avec Sylvia, auquel il n'invite aucun homosexuel, pas même Andy Warhol, et publie Growing Up In Public (1980), à nouveau chez RCA, un album manqué qui reflète ses préoccupations psychothérapeutiques et maritales. Alcoolique, il s'isole dans sa maison, et ce ne sera qu'avec les réunions quotidiennes d'une association d'anciens toxicomanes anonymes qu'il parviendra en 1981 à se sortir des drogues et de l'alcool.
Guéri de ses diverses accoutumances, Lou Reed va s'affirmer dès lors comme un musicien régulier et discipliné. Il ne quitte plus le guitariste Robert Quine, ancien membre des Voidoids de Richard Hell, qui devient son nouvel alter ego, et enregistre avec lui le réussi The Blue Mask (1982) où, comme il le dit lui-même, il baisse le masque, puis Legendary Hearts (1983), dédié à sa femme, moins inspiré. Il se passionne pour la moto et enregistre le double Live In Italy (1984) lors d'un concert pourtant désastreux. Il joue un rôle dans la comédie d'Allan Arkush Get Crazy (1983), où il fait une imitation de Bob Dylan. New Sensations (1984), plus frais, annonce son véritable retour et un beau succès : « I Love You Suzanne » triomphe à la radio, la vidéo de « My Red Joystick » passe sur MTV. Il accomplit alors une tournée mondiale triomphale. Engagé à gauche, il participe à l'enregistrement de l'hymne des Démocrates avec des célébrités, puis tourne un film publicitaire, adaptant « A Walk On The Wild Side » pour les scooters Honda, et pose pour des photos dans des campagnes de presse pour American Express et IBM. Il enregistre « September Song » en rock pour un hommage à Kurt Weill et « Something Happened » pour le film Permanent Record (1988).
Les hommages ne vont plus cesser de pleuvoir sur Lou Reed. Les disques du Velvet Underground sont tous réédités avec un album d'inédits, V.U., et des groupes innombrables se revendiquent de son héritage et enregistrent ses morceaux. Invité par Bob Dylan, Lou Reed joue au « Farm Aid », un grand concert organisé pour aider les fermiers texans victimes de la sécheresse, se produit dans des concerts de soutien à Amnesty International, participe au disque contre la ségrégation raciale. « Ain't Gonna Play Sun City » avec de grandes vedettes, comme ses amis Bob Dylan et Bono de U2, et prend position pour la libération de Nelson Mandela. Il atteint peu à peu la consécration. Il refuse désormais de parler de son passé. Dans le décevant Mistrial (1986), il réclame des auditeurs qu'ils révisent leur opinion sur lui. « Video Violence » et « No Money Down » sont diffusés à la télévision. Après avoir donné une chanson au dessin animé Rock & Rule (Clive A. Smith, 1983), il participe aux bandes-son de Perfect (James Bridges, 1985) et White Nights (Taylor Hackford, 1985). Après un duo avec Sam Moore (de Sam & Dave) pour une reprise de « Soul Man », on voit Lou Reed déclarer dans un message diffusé par MTV : « J'ai pris des drogues…ne le faites pas. » Après avoir chanté en duo pour l'album solo de son bassiste Rob Wasserman le « One For My Baby » de Frank Sinatra, il se produit au Japon en soutien à l'université de la Paix au Costa Rica. Il compose pour le chanteur panaméen Ruben Blades et chante pour les enfants new yorkais sans foyer. Frappé par le décès de son ancien mentor Andy Warhol en 1987, il collabore avec l'ex-batteuse du Velvet underground Maureen « Moe » Tucker pour son Hey Mersh ! et retrouve John Cale, avec qui il commence à collaborer à un album d'hommage à Warhol, avant de démarrer l'écriture de New York (1989), un album important qu'il peaufinera pendant deux ans, où il critique les effets de la société ultralibérale américaine.
Sa première vente sérieuse depuis 1974 sera saluée comme un retour en force. Il participe à l'album One World, One Voice, un manifeste pour l'environnement dirigé par Kevin Godley. Journaliste à l'occasion, il accepte d'interviewer Hubert Selby Junior, ainsi que son admirateur le président tchèque Vaclav Havel, qu'il rencontre à Prague. Il s'y produit avec les anciens dissidents tchèques du groupe Pulnoc (autrefois emprisonnés pour avoir joué ses chansons). En 1990, il joue aussi pour Nelson Mandela, à Wembley, et publie sa collaboration avec John Cale, Songs For Drella, en hommage à Warhol. A l'occasion d'une importante rétrospective consacrée au même Warhol à la fondation Cartier à Jouy-en-Josas, en France, il joue avec Cale puis le Velvet underground au complet, qui se reforme pour un « Heroin » dévastateur. Il participe au film de Wim Wenders Until The End Of The World (1991), où il chante « What's Good » et, avec les autres membres du Velvet underground, à l'album I Spent A Week There The Other Night de Maureen Tucker. Inspiré par le décès de plusieurs mis, dont le musicien Doc Pomus, il a cherché à transmettre dans Magic And Loss (1991), un message de réconfort à tous ceux qui sont touchés par la maladie et la disparition d'un proche. Il est alors fait officier de l'ordre des Arts et Lettres par le ministre de la Culture Jack Lang. Lou Reed participe à divers concerts de Moe Tucker, qui joue désormais avec Sterling Morrison, et, en janvier 1993, John Cale annonce la reformation inattendue du Velvet Underground, qui tourne en Europe en juin. Le groupe s'est déjà brouillé quand le double CD Live MCMXCIII (1993), enregistré à Paris, et une vidéo du concert sont mis en vente en novembre. Sterling Morrison décédera moins d'un an plus tard. En 1995, Lou Reed s'est remarié avec l'artiste multi-médias Laurie Anderson, qu'il suit au cours de sa tournée européenne. Il participe avec Paul Auster à la rédaction de son propre rôle dans le film Brooklyn Boogie puis enregistre Set The Twilight Reeling (1996) dans son nouveau studio, The Roof, à New York. Après l'intronisation du Velvet underground dans le Rock'n' Roll Hall of Fame, Lou Reed a écrit neuf chansons pour la pièce de Bob Wilson Time Rocker, inspirée de La machine à explorer le temps de H.G. Wells. Elles ont été interprétées sur scène par des comédiens (notamment en janvier 1997 au théâtre de l'Odéon de Paris). Il amorce en 1996 une tournée austère, où il se refuse à chanter des titres antérieurs à 1984, et préférera par la suite réciter ses textes seul face au public, avec humour : il recueillera un grand succès, toujours à l'Odéon, en juillet 1997. Son « Perfect Day » (1997), interprété avec trente artistes célèbres au profit des enfants défavorisés, est alors monté au n°1 en Grande-Bretagne, tandis que son CD en public A Perfect Night (1998) passe relativement inaperçu.