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Ce mouvement d'éparpillement suscitera pourtant une réaction violente au milieu des années 70. Sous l'influence de groupes amateurs comme Suicide et les New York Dolls à New York ou Dr. Feelgood en Grande-Bretagne, une minorité agissante s'emploiera à rembobiner le rock à toute vitesse vers son passé. Alors que la vague disco va bientôt envahir le monde et que le reggae des « rockers » de Sly & Robbie arrive en Jamaïque, dans un dernier soubresaut la vague punk de 1976-1979, violente, provocante, extrême, cherche à retrouver les racines et à renouer avec la fureur du rock'n' roll des origines, la naïveté en moins et le cynisme en plus. Avec les Sex Pistols en tête, elle provoque une secousse intense et de courte durée, mettant à bas bien des groupes « dinosaures », de Pink Floyd à Genesis, qui régnaient alors sans partage. Née de ce séisme, ce qu'on a appelé dans le monde anglo-saxon la new wave (le sens français est à la fois plus flou et limitatif) entraîne un retour, mais comme en négatif, à certaines valeurs des années 60 : des chansons courtes, efficaces, cinglantes, parfois grinçantes, défendues par des artistes aussi divers que Blondie, Elvis Costello, Devo ou XTC. Avec la new wave sont apparus aussi des groupes explorant musicalement la face sombre des relations humaines et des rapports sociaux, privilégiant des sonorités âpres, des rythmes oppressants et des atmosphères d'angoisse, évoquant l'aliénation : Pere Ubu, Magazine, Gang Of Four, les Raincoats, Wire et bien d'autres ne connaissent qu'une diffusion très modeste, loin de rendre compte de l'immense influence qu'ils exerceront sur le rock indépendant des années 80 et surtout 90. Cette période marque aussi l'apparition de la musique dite industrielle, avec Throbbing Gritle. Le groupe le plus populaire de cette tendance sera The Cure de Robert Smith. Le plus important reste sans conteste Joy Division, qui acquerra une valeur de mythe après le suicide de son chanteur, Ian Curtis, en 1980. De façon générale s'ouvre alors pour le rock une période de deuil et de nostalgie.
A partir de 1979, le reggae exerce une influence grandissante (The Clash, The Police, UB40). En Grande-Bretagne, l'année 1980 est marquée par la mini-vague du renouveau ska (les Specials), musique jamaïcaine des années 60, puis 1981, par l'irruption des Stray Cats qui ressuscitent de façon éphémère le rockabilly et le rythm'n' blues des origines avec un discernement de connaisseurs. Mais ce n'est alors qu'une mode parmi d'autres, bientôt balayé par les mini-mouvements « pirates », « nécro-romantiques » et autres micro-tendances insignifiantes. Dans ces années dominées par un cocktail de divers styles populaires antérieurs au rock ou contemporains, chanson traditionnelle, pop rétro des années 60, pop psychédélique, rythmes latins, jazz, country, folk, funk…, le tout souvent lié par une sauce électronique, le rock devient une survivance, voire un passéisme
A partir de 1981, la multiplication des styles et le développement des instruments électroniques, à commencer par les batteries artificielles, vide bientôt le mot rock de sa substance. Tandis que surgit le rap dérivé des DJ reggae et du funk, le rock traditionnel à base de blues et de guitare électrique (ZZ Top, Stevie Ray Vaughan) est toujours présent, notamment aux Etats-Unis, mais comme le blues il ne se renouvelle plus véritablement, la plus grande vedette d'alors, Bruce Springteen, étant davantage un continuateur, respectueux du passé, qu'un innovateur. Influencé par le courant punk, le hard rock (Motörhead) devient peu à peu un heavy metal rebelle, souvent vulgaire (Judas Priet, Def Lepard), kitsch puis d'un mauvais goût revendiqué (Guns'n Roses, étouffant peu à peu ce qui restait d'un rock plus racé.
Le « balancement » originel à la source du mot « rock », le swing ou le groove d'essence africaine (terme équivalent, variant selon les époques) disparaît peu à peu des musiques pop dites rock. Ce « swing » fait place à une forme d'arrangements rythmiques (U2) plus lourds et écrasants, qui deviennent la norme au fil des années 80, tout en côtoyant la dance music pop, qui gagne du terrain. L'attitude projetée, le marketing, l'image et la médiatisation ont déjà pris une place de plus en plus calculée et déterminante dans le succès, comme le montre la réussite de Duran Duran ou d'Eurythmics à travers le monde. A partir du clip vidéo qui lance le Thriller (1983) de Mickael Jackson et de l'irruption de MTV, puis d'autres chaînes musicales câblées, la mise en scène à l'écran devient inévitable et multiplie les coûts de lancement des disques. Le rock indépendant se marginalise progressivement, étranglé par un manque d'investissement et les courants du hard rock-heavy metal deviennent, pour le grand public, presque synonyme de rock tout court. Le film Spinal Tap (1984) qui tourne le hard rock en dérision en caricaturant (à peine) ses aspects les plus grotesques, porte le coup de grâce au rock tel qu'il était perçu jusque là dans ce qu'il recèle de plus attrayant. Les sons électriques chauds, le rêve et la candeur qui caractérisaient jusqu'ici le rock font souvent place aux ambiances et aux sons froids, électroniques ou traités numériquement (Simple Minds) et à un esprit bien distinct, plus sarcastique, cynique ou clinquant, typique des années 80. En Grande-Bretagne, The Cure représente bien cet esprit détaché et vaguement douloureux, auquel tâcheront de régir les Smiths, réintroduisant l'intrusmentation simple du rock, mais avec une tristesse et une mélancolie souriante qui, là encore, sont bien éloignées de l'énergie débridée du rock. REM, aux Etats-Unis, fera renaître des réminiscences de folk-rock des années 60 et du Velvet Underground dans un esprit triste et accablé. Dans ces années-là, aux Etats-Unis, le punk-rock et son dérivé, le rock hardcore, deviennent une musique contestataire, sorte de défouloir à la violence rentrée et à toutes les frustrations souvent sans la moindre ambition artistique.
Tandis que la house music, la dance music, sa batterie très en avant et ses images artificielles se répandent, le rock est ainsi peu à peu remplacé par une musique pop de plus en plus électronique, souvent sans véritable écho social. Le hip-hop devient l musique emblématique de la génération suivante et influence les autres courants. Certains des succès du rock sont échantillonnés ou incorporés à des morceaux de rap comme le « Walk This Way » d'Aerosmith avec Run DMC (1986). Alors que Prince parvient comme par magie à élaborer une fusion entre rock, jazz, funk et hip-hop, la source créative du rock se tarit tandis que les progrès de l'électronique offrent de nouvelles possibilités. Les difficultés des distributeurs indépendants et le contrôle croisant des sociétés de disques multinationales sur les choix d'investissement dans de nouvelles productions se traduisent, comme pour le blues et le jazz, par une stratégie complémentaire, massive et peu coûteuse, de rééditions de disques de rock dans le nouveau média qu'est le disque compact (CD), qui commence à remplacer le vinyle dès 1986- 1987. L surmédiatisation de « dinosaures » comme U2 ou les Rolling Stones étouffe ce qui reste du marché du rock et, dès le début des années 90, ne laisse presque plus de place aux productions indépendantes au contenu plus créatif.
Ce constat reste à nuancer. Des groupes comme REM, Smashing Pumpkins, Jeff Buckley ou le remarquable Radiohead ont montré qu'il était toujours possible de créer une musique sincère, inventive et puissante à travers le rock, qui voit apparaître régulièrement de nouveaux et grands talents, comme P.J. Harvey et bien d'autres, plus limités mais authentiques, tel Oasis. Mais ces musiques s'adressent à un public de tout âge, communiant avant tout dans la consommation, à laquelle le rock, comme d'autres formes d'expression artistiques, a bien été contraint de se plier. Le dernier artiste de rock à avoir eu un impact considérable, dépassant le cadre du consumérisme pour atteindre une dimension universelle, fut Kurt Cobain de Nirvana, qui retrouva la puissance crue du blues dans une période apparemment dominée par la sophistication et le marketing.
Aujourd'hui, les petites salles de concerts à partir desquelles le rock s'est diffusé ont quasi disparu. Elles sont généralement remplacées par des discothèques où les DJ prennent une importance centrale, devenant à leur tour des figures de culte. Si les vocations de jeunes groupes de rock répétant dans leur garage subsistent, elles sont, à l'inverse des années 60, souvent étouffées dans l'œuf face à un professionnalisme et un marketing impitoyables. Seuls la jeunesse et le dynamisme des différentes formes de hip-hop, de reggae ou de techno permettent l'existence d'un grand nombre de productions indépendantes, véritablement inventives.
Malgré des tendances extrêmes comme les marginaux trash ou death metal, le rock est devenu au cours des années 90 ce qu'il était venu remplacer à l'origine : une musique à l'image établie. Etats-Unis, où il est ancré dans une tradition plus profonde, le rock reste plus présent mais se renouvelle peu artistiquement. Alors qu'un style de rythm'n' blues de qualité gagne du terrain sous le nom de r'n'b, new jack ou soul à la fin des années 90 (Black Street, Babyface, Jodeci, R. Kelly, Boyz II Men Mariah Carey, Mary J. Blige), les producteurs pop aux rythmes « rock » cohabitent désormais avec les différents courants identitaires du marché du disque : rap, techno, dub, world (musiques folk régionales)…