LES RACINES AFRICAINES

L'influence des musiques africaines sur le rock, comme sur la plupart des musiques populaires des Amériques, est fondamentale. Les rythmes, mais aussi les danses, les notions musicales et esthétiques, l'argot, les signes et les styles vestimentaires qui ont marqué profondément la pop mondiale et particulièrement le rock sont tous d'origine africaine ou noire américaine. A leur tour, les musiques pop africaines se sont largement inspirées de la pop-rock internationale, devenant une forme de musique progressive à part entière.

Le continent africain abrite une caste à part, les griots, dépositaire des traditions musicales et poétiques et responsable de leur transmission. Les nouvelles, la langue, l'histoire, la spiritualité et le patrimoine artistique et culturel sont ainsi transmis oralement par les griots conteurs, instrumentalistes, maîtres de cérémonie, chanteurs, et par un grand nombre de chanteuses. Leurs connaissances constituent l'identité même des différents peuples d'Afrique de l'ouest. A partir du XVIIIe siècle, comme pour les ménestrels européens du Moyen Age, les déplacements des griots d'un village à l'autre se multiplient et leur public ne se limite plus à la caste des dirigeants.

Chaque peuple possède un ou plusieurs rythmes, souvent difficiles à reproduire, véritables signatures identitaires reconnaissables par chaque ethnie, notamment lors de danses rituelles. Pour les esclaves africains déportés en Amérique, la musique et les rythmes (interdits), symbole de leur culture, devient la seule forme d'expression possible de résistance. Ils prennent une dimension plus cruciale encore au fil des siècles et influencent considérablement les musiques américaines. De plus, l'improvisation est très développée en Afrique, chez les chanteurs comme chez les instrumentistes, et la pratique d'un vocabulaire à double sens (tabous sexuels, opposition sociale, initiation) se retrouvera, elle aussi, dans le rock'n' roll qui choquait l'Amérique des années 50. Elle va façonner le vocabulaire et la forme d'expression du rock, tel, par exemple, l'incompréhensible « Long Tall Sally » de Little Richard en 1956.

L'apport africain aux Amériques se signale presque toujours par des rythmes élaborés et contagieux, bien distincts les uns des autres, soutenus, entraînants, envoûtants, qui fascinent les auditeurs. Des bamboulas libératrices de La Nouvelle-Orléans à la naissance du jazz à l'aube du XXe siècle et, plus tard, jusqu'au rock'n' roll, à la soul, puis au funk, rap et ragga, les styles les plus populaires sont issus de la fusion d'éléments européens (la langue et les instruments notamment) dans un moule africain : improvisation, tradition transmise oralement (pas de musique écrite), danse libre, esprit de cérémonie tribale, langage codé contestataire, mélodies souvent pentatoniques, diverses spécificités d'ordre harmonique (blues) et rythmes marqués. Vite enrichis de percussions, d'orgue puis d'autres instruments européens comme le piano, la guitare, la basse, la batterie (le seul instrument moderne crée par les jazzmen noirs américains), les chants religieux noirs américains basés sur le principe de « l'appel-réponse » typique de l'Afrique préfigurent de manière frappante les styles du rhythm'n' blues des années 40 et 50 ; Ray Charles sera un des premiers chanteurs à utiliser avec succès le phrasé des chants gospel dans des chansons populaires profanes de rock'n' roll.

Par un retour de balancier fréquent dans l'histoire de la musique populaire, le rock influencera la musique africaine. Au cours des années 50 et 60 en particulier, avec les mouvements africains d'indépendance nationale, la musique jusque-là ethnique commence à subir une profonde mutation sous l'influence du rhythm'n' blues-rock'n' roll, mais aussi de jazz. D'abord technologique avec l'apparition d'instruments plus précis et souvent électriques, comme la populaire guitare, mais aussi identitaire comme, dès les années 40, le hi-life (musique Yoruba datant des tout débuts des mouvements indépendantistes) du Ghana panafricainiste de Kwame Nkrumah. Les protestations, autrefois formulées à demi-mot, surgissent sans équivoque et se mêlent aux douces chansons d'amour traditionnelles. Comme pour la musique soul, qui est aux Etats-Unis un moyen d'expression de la lutte pour les droits civiques, le reggae, marqué par Bob Marley et la pop-rock internationale, devient, dans les années 70, une musique souvent revendicative de l'identité africaine. Plus tard, ce sera le tour du rap et du hip-hop. Avec le développement des moyens de communication, le continent où est né le swing contribue de façon significative à façonner la pop mondiale, de l'aube du blues au hip-hop, du jazz d'Art Blakey à l'album Unleaded des anciens Led Zeppelin Robert Plant et Jimmy Page, ou le « Seven Seconds » de Youssou N'Dour et Neneh Cherry.

A partir de 1981, Paris devient la capitale de la musique africaine, qui commence à se diffuser dans le reste du monde. De nombreux musiciens comme Mory Kanté ou Khaled s'installent dans la capitale. Les extraordinaires jeunes filles de Zap Mama ou Lokua Kanza, Manu Dibango, Ray Lema, Geoffrey Oryema ou Salif Keita y bâtissent leur carrière ou y séjournent fréquemment. Grâce notamment à l'activisme d'occidentaux comme Paul Simon et Peter Gabriel avec son festival WOMAD organisé au sud de l'Angleterre, l'extrême richesse des musiques africaines parvient peu à peu à échapper au silence médiatique que l'histoire américaine officielle du rock leur inflige, feignant d'ignorer son impact décisif sur la musique populaire du XXe siècle.

Dès les années 80, beaucoup d'artistes africains, comme Mory Kanté, ont fait basculer les musiques et les rythmes traditionnels vers un son « moderne » presque exclusivement électronique, puis numérique, très recherché localement, où il est synonyme de progrès, de modernisation. Les instruments acoustiques traditionnels sont ainsi souvent abandonnés par les vedettes, et comme en Occident, musique pop rime souvent avec échantillonneurs, synthétiseurs et rythmes programmés. Le nouveau son électronique africain surprend et désarçonne le public occidental qui ne reconnaît pas en lui l'image qu'il se fait de l'Afrique. Ce décalage freine le succès international des vedettes africaines. Les pays anglo-saxons restent un passage obligé pour les musiciens pop africains désirant une existence médiatique en Occident, une forme incontestable de discrimination, alors qu'en comparaison, les artistes occidentaux ou les africains à l'image métissée ou occidentalisée, relayée par le marketing, trouvent plus facilement leur place.