Au milieu du XIXe siècle dans le sud des Etats-Unis, le terme de « blues », synonyme de « déprime », est déjà répandu. Les Noirs en captivité jouent souvent du violon, du banjo et des percussions lors, notamment, de populaires quadrilles, où ils animent les fêtes des Blancs. Les talents des musiciens sont mis en valeur lors de leur vente. En 1755, les paysans français d'Acadie (région du Nouveau-Brunswick) sont expulsés du Canada par les Anglais. La plupart émigrent en Louisiane (française jusqu'en 1763) dans le delta du Mississippi. Les milliers d'Acadiens, devenus « cajuns » par déformation phonétique anglaise, sont rejetés dans les marais par les aristocrates et les bourgeois français. Les Cajuns s'associent alors aux Noirs des bayous sans qu'il soit question d'esclavage, et une part de la population d'origine africaine adopte la culture francophone. Un nouveau patois cajun naît, que l'isolement permettra de conserver, intact, jusqu'au milieu du XXe siècle. Après une parenthèse espagnole qui dure 37 ans jusqu'en 1800, la Louisiane est revendue par Bonaparte aux Etats-Unis anglophones en 1803. Les Allemands apporteront l'accordéon dans la région à la fin du XIXe siècle mais la culture populaire française (chansons traditionnelles comme « Cadet Roussel » et mélodies jouées au violon en particulier) contribue beaucoup, par sa présence sociale, linguistique et géographique, à forger le jazz et le blues, qui se développent principalement dans le delta. A l'issue de la guerre de Sécession en 1865, l'abolition de l'esclavage coïncide avec la diffusion naissante d'une forme de musique propre à la région du delta Mississippi. Des bamboulas, premières fêtes musicales autorisées le dimanche aux esclaves de La Nouvelle-Orléans dès 1800, d'où vont naître le ragtime et le jass, rebaptisé jazz, aux rives du Mississippi rural où se développe le blues proprement dit, ou encore à Trinidad où se joue le calypso, l'histoire est la même : la liberté d'expression et de circulation permet enfin, en principe tout au moins, aux citoyens d'origine africaine de faire circuler leurs cultures très particulières, puisque créées au fil de quatre siècles d'esclavage intensif et implacable. La musique noire est d'abord mise en scène par des Blancs au visage maquillé en noir lors de Minstrel Shows dès 1843. En 1927, The Jazz Singer (Le Chanteur de Jazz) d'Alan Crosland, le premier film parlant de l'histoire du cinéma, montra justement Al Johnson maquillé chantant dans un de ses spectacles, qui perdurent jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale. Mais, dès 1865, les Noirs eux-mêmes commencent à remplacer les acteurs blancs et les chants gospel d'évangélisation, les spirituals, se répandent dans tout le pays. Les musiciens du blues itinérants remplissent bientôt le même rôle que leurs ancêtres griots d'Afrique. |
La ségrégation raciale très dure qui règne dans le Sud contraint néanmoins les Américains d'origine africaine à se replier sur eux-mêmes. Pourtant, à cette époque, les musiques populaires chez les Blancs et les Noirs se ressemblent déjà beaucoup : traditions musicales africaines et européennes se sont profondément imbriquées au cours des siècles. Ainsi, les différents styles de blues et de jazz deviennent, avec le country and western très proche, les premières musiques folkloriques d'identité purement américaine. Aux Amériques, celles-ci sont indissolublement liées, même si le blues trouve ses racines les plus profondes dans les work songs, les chants des esclaves au travail, un rare réconfort autorisé, puisque censé améliorer la productivité. Ces chants en forme d'appel-réponses présents dans le jazz à toutes époques et typiquement africains (quoiqu'on les retrouve aussi dans des liturgies occidentales) ont également donné les spirituals des églises chrétiennes noires. Des instruments, comme l'orgue, les percussions puis le piano, la guitare, la basse, la batterie y apparaissaient progressivement (la scène à peine caricaturale où James Brown prêche dans le célèbre film Les Blues Brothers en présente un excellent exemple). |
Les cultures noires nord-américaines englobent, comme celles des autres régions et îles d'Amérique, différents rythmes tribaux venus d'Afrique : ceux-ci contestent l'expression de véritables signatures identitaires ayant survécu malgré leur interdiction, mais aussi, de façon significative, d'un vocabulaire et d'une pratique de langages à double sens permettant une communication discrète entre initiés. Au XXe siècle, cette identification sociale et ce parcours initiatique sont profondément ancrés dans les comportements des jeunes amateurs de rock. On trouve aussi dans les musiques noires américaines d'alors des formes particulières d'harmonie musicale et des intonations présentes de façon frappante en Afrique (comme au Niger ou dans le Sahel) et notamment dans la musique du guitariste malien Ali Farka Touré, enregistrée à partir des années 70. Les chants des tribus Fra-Fra (nord du Ghana) de la même région rappellent aussi le blues. |
La septième note de la gamme blues est altérée d'un demi-ton par rapport à la gamme classique, ce qui donne un ton entier d'intervalle entre la septième et la tonique. Ce type de gamme n'était en principe pas pratiqué dans la musique populaire des peuples blancs américains. Seuls des compositeurs européens alors d'avant-garde, comme Lizt ou plus tard Debussy, l'utilisaient parfois. Les musiciens de jazz appellent cette septième la « blue note ». D'autres libertés sont prises, par exemple avec l'utilisation de tierces altérées « mineures » par les solistes alors que les accompagnements sont le plus souvent en mode majeur. Ces caractéristiques essentielles se retrouveront tout au long de l'histoire du rock, notamment le principe de suites d'accords « blues » en douze mesures (trois phrases en quatre mesures) qui, quoique répandues, ne sont cependant en aucun cas une règle. L'interprète, surtout s'il est seul, peut déformer la structure des morceaux au gré de son inspiration. Des blues à huit ou seize mesures existent aussi sur divers rythmes. |
La tension est aussi un caractère propre au blues dont l'essentiel du contenu se trouve dans ses paroles, souvent improvisées ou modifiées au gré de l'actualité ou de l'inspiration. Du trivial au spirituel, tous les thèmes imaginables sont abordés, contes et légendes, émotions ou sexualité, histoire, vie quotidienne, par des interprètes très divers et ce dans l'esprit de la tradition orale itinérante africaine. L'improvisation est très présente (pas de musique écrite) et l'expression de la solitude dans une perspective métaphysique est un trait marquant. Mais comme pour le jazz, le dénominateur commun essentiel des différents blues est un rythme profond, spontané, communicatif, une magie prend à l'évidence ses racines en Afrique et que l'on retrouvera au fil des années sous différentes appellations selon les modes : swing, rythm'n' blues, rock, groove… Cet apport rythmique crucial modifie profondément les musiques populaires américaines dès le XIXe siècle. Au début du XXe siècle, le seul instrument véritablement crée par les Noirs américains du jazz est la batterie. |