3°) LES ANNEES 20 : LE BLUES CLASSIQUE ET LE COUNTRY BLUES

Le blues imprègne les compositions de jazz aux styles traditionnels New Orleans et Dixieland de plus en plus populaires. En Alabama, à la même époque, le pianiste Clarence « Pinetop » Smith, venu de l'école barelhouse (« maison close ») des bars bruyants, crée le style boogie-woogie avec ses basses ambulantes très entraînantes à la base du rock moderne, et ses contretemps à main droite qui donneront plus tard le shuffle ou ska. Comme Jimmy Yancey, Charlie « Cow-Cow » Davenport ou Meade « Lux » Lewis, il participe aux tournées de vaudeville ou anime des bars. Ce style puissant et agressif se développe dans le Sud profond et se répand petit à petit au nord, le long du Mississippi. Tandis que les artistes du blues rural restent inconnus, les chanteuses qui interprètent du blues classique des music-halls ont un énorme succès auprès du public noir.
Elles ont une vie faste pour des femmes noires de l'époque et commencent à enregistrer leurs premiers 78 tours dès 1920. Les disques se vendent très bien. Parmi les plus grandes vedettes féminines de cette période, on peut mentionner Edith Wilson, Lucille Hegamin, Victoria Spivey (« T.B. Blues »), active jusqu'en 1976, Rosa Henderson, Clara Smith (son « Crazy Blues » a été le premier véritable succès du blues en 1920), Ida Cox, Sippie Wallace, Trixie Smith, sans oublier Adelaide Hall et Evelyn Preer, qui enregistrent des chefs-d'œuvre du jazz avec Duke Ellington dès 1927.


La chanteuse Bessie Smith (« Nobody Knows When You're Down And Out »), redécouverte par Aretha Franklin et Janis Joplin dans les années 60, demeure l'une des plus populaires et talentueuses de ce style. Malgré sa vie tumultueuse, elle a été parmi les premières artistes à enregistrer, dès 1923, pour la nouvelle marque de disques de John Hammond , Columbia. Très influencée par Ma Rainey avec qui elle a travaillé, elle est d'abord lancée comme la « reine » puis l' « impératrice » du blues.

Ses succès sont nombreux et elle devient la première grande vedette de cette prestigieuse marque américaine bientôt rebaptisée CBS. Les classiques du new-yorkais W.C. Handy sont interprétés jusqu'en Louisiane, notamment par Louis Armstrong qui accompagne Bessie Smith en 1925 sur une version historique de « St Louis Blues » où il fait étalage de sa virtuosité. Ses attaques et ses motifs improvisés à la trompette sont déjà une palette des futurs clichés du blues et du rock'n' roll que l'on retrouvera tout au long du XXe siècle. Le blues classique des vaudevilles passe de mode à la fin de la décennie.


Parallèlement, les artistes ruraux itinérants de country blues de Louisiane, du Mississippi et des autres Etats du Sud comme Frank Stokes à Memphis (Tennessee) avec un style plus doux, moins dramatique que celui du delta, se multiplient. Parmi eux, Henry Sloan, son élève légendaire Charley Patton, Peg Leg Howell, Mississippi John Hurt, Blind Willie McTell. Leurs chansons à la guitare sèche sont généralement rudes, créatives, entraînantes, souvent connotées sexuellement par un langage à double sens très imagé. Archétype du genre, l'excellent Blind Lemon Jefferson (« See That My Grave Is Kept Clean »), « Rabbit For Blues ») qui, comme plusieurs aveugles, doit à son talent d'avoir échappé à une vie d'immense abandon, de pauvreté et de désespoir.

A la manière des griots d'Afrique de l'Ouest, ces hobos errants expriment la réalité de la vie avec poésie mais sans compromis. Ils sont déconsidérés par la plupart des Noirs chrétiens, qui les associent au diable. Mais les maisons de disques du Nord, conscientes des ventes potentielles, organisent des enregistrements systématiques (RCA Victor en particulier) de tous les artistes de blues des campagnes du Sud. Les nombreux enregistrements de ce country blues rural qui subsistent révèlent souvent de grands artistes aux styles de conteurs autodidactes originaux à la technique de guitare affirmée où l'utilisation du bottleneck et de la guitare slide (un goulot de bouteille ou un quelconque tuyau permet des effets de glissando sur le manche), très influencée par la populaire guitare hawaïenne, se développe chez Furry Lewis ou Casey Bill Weldon, par exemple.

La guitare d'acier, steel guitar, au résonateur métallique commence à être souvent utilisée pour le style slide. Elle permet en particulier de jouer à un volume plus puissant que la guitare sèche ordinaire : un atout indispensable dans des bars bondés où l'amplification n'existe pas encore. Très appréciées des bluesmen sont la guitare de marque National et la Dobro , inventée par les Dopera Brothers. Exceptionnellement, des artistes, comme le virtuose de la slide Blind Willie Johnson, se spécialisent dans un blues religieux très marqué par les spirituals des églises devant lesquelles ils demandent l'aumône.

Un grand nombre de disques remarquables de cette période sont disponibles sur les marques américaines Yazoop, Arthoolie et Columbia-Sony. Le banjoïste Papa Charlie Jackson, qui a enregistré la première version connue de « Spoonful », est le premier artiste de country blues à remporter un gros succès commercial dès 1924 avec son « Papa's Lawdy Lawdy Blues » à connotation sexuelle.