4°) LES ANNEES 30 : LE BLUES MODERNE ET LE BLUEBIRD BLUES

Le krach boursier de 1929 porte un coup terrible à l'industrie discographique. Les disques et les phonographes se font vite trop cher pour le public noir et une page est tournée. Alors que le chanteur de country folk blanc Woody Guthrie devient le premier héros populaire radiophonique en chantant les raisins de la colère, fruits de la misère, la plupart des artistes ruraux noirs de country blues les moins connus sont abandonnés par manque de clients. Au sud du Mississippi, Bukka White (qui offrira sa première guitare à son cousin B.B. King), Howlin' Wolf, Skip James, « Big » Joe Williams, Tommy Johnson (sa chanson « Canned Heat » donnera son nom au groupe californien), Tommy McLennan, Honeyboy Edwards, les pianistes Little Brother Montgomery, Walter Roland, Roosevelt Sykes, Leroy Carr et Bob Carter, sans oublier Blind Blake, Blind Boy Fuller et bien d'autres, futurs monstres sacrés du blues continuent à exercer leur art au hasard de leurs errances dans les localités du sud. Ils enregistrent les grands classiques du blues.


Au Texas, surgissent le cri de primitif de Texas Alexander, les styles essentiels de Henry Thomas et Funny Papa Smith. Dans le Tennessee, on entend la puissance émotionnelle et nonchalante de « Sleepy » John Estes (« Milk Cow Blues », « Corrina, Corrina »), qui correspond très précisément au goût de la population régionale, qui l'adore. Il crée seul le courant du blues « pleuré » dans la région de Memphis. A Atlanta (Géorgie) émerge Blind Willie McTell ; à Saint-Louis (Missouri), Henry Townshend ; sur la côte Est, Blind Boy Fuller, crucial dans cette région, Peg Leg Sam, les virtuoses du picking, Blind Blake, son émule, Josh White et l'extraordinaire aveugle « Rev » Blind Gary Davis, qui n'enregistrera qu'à partir de 1954.
Les guitaristes de country blues refusent le plus souvent de participer aux groupes à cordes de bals et sont ignorés des agriculteurs blancs de leurs régions. Ils jouent plutôt à la sortie des églises ou à des soirées alcoolisées exclusivement noires. Leur vie errante est souvent débauchée et violente. Le légendaire texan Leadbelly, un colosse roi de la guitare à douze cordes, passera des années en prison mais son précieux et immense répertoire de chansons populaires de tous styles sera largement enregistré.

L'industrie du disque reprend des forces au milieu des années 30, notamment grâce à Alan Lomax qui enregistre systématiquement tout le patrimoine du blues rural dans le Sud (il fera aussi libérer du pénitencier Leadbelly, condamné à perpétuité). Lonnie Johnson, un virtuose du jazz et du blues, crée le style de guitare solo (joué note par note au médiator) sur cet instrument jusque là essentiellement rythmique. Son succès est tel qu'un jeune et ambitieux guitariste du delta, voulant se faire passer pour son frère, adopte le nom de Robert Johnson . Emule de Charley Patton et de Son House, il crée un style original de picking où, jouant les cordes graves du pouce et les cordes aiguës des autres doigts tout en chantant, il pose les bases de la rythmique blues-rock moderne.
Avant lui, le grand créateur du picking Blind Lemon Jefferson avait déjà gravé dans les années 20 le « Match Box Blues » qui deviendra un des grands succès du rock'n' roll, le « Match Box » de Carl Perkins (tout comme le « C.C. Rider » d'Elvis Presley fut emprunte à Ma Rainey). Mais Robert Johnson, lui, enregistre en 1936 et 1937 un brillant répertoire très rythmé qui va tout simplement devenir la base des classiques d'une bonne partie du blues et du rock avec des morceaux comme « I Believe I'll Dust My Broom », « Sweet Home Chicago », « Cross Road Blues », « Walking Blues », « I'm A Steady Rollin' Man », « 32-20 Blues », « Milkcow's Calf Blues » et d'autres. son influence est immense, notamment sur le travail d'Eric Clapton.

Les Rolling Stones enregistreront avec succès ses « Love In Vain » et « Stop Breaking Down Blues ». En Louisiane, comme son professeur Oscar Woods, Black Ace devient un virtuose de la guitare slide hawaïenne (à plat sur les genoux) adaptée au blues. On la retrouve déjà beaucoup dans le hillbilly texan. La musique sudiste, du country blues noir au country hillbilly blanc, forme une culture à part entière, assez homogène où les influences noires et blanches sont de plus en plus indistinctes malgré la ségrégation. Alors qu'à la fin de sa vie Bessie Smith enregistre déjà des disques au style rock extrêmement moderne (« Gimme A Pigfoot », 1933), les structures et les mélodies du blues sont partout dans le jazz big band qui fait fureur dans tout le pays.


Remplaçant le washtub (une ficelle tendue le long d'un manche à balai à partir du centre d'une bassine crevée et retournée), l'usage alors peu fréquent de la contrebasse commence à se répandre beaucoup. Venue du jazz de La Nouvelle-Orléans , la batterie fait aussi une apparition timide. Jusqu-là le washboard faisait l'affaire. Tandis que les grandes formation de jazz urbain populaire comme celles de Teddy Wilson avec Billie Holiday (ou de King Oliver, Jelly Roll Morton, Count Basie) interprètent souvent des blues aux arrangements sophistiqués, la grande crise du coton pousse les bluesmen ruraux à émigrer vers les usines du nord du pays.

Venu du Mississippi, le prolifique et grand guitariste Big Bill Broonzy trouvera vite le succès à Chicago, tout comme Tampa Red, qui introduit le style de guitare slide du delta de la capitale de L'Illinois. James « Kokomo » Arnold est parti de Géorgie (il est le vrai créateur de « Sweet Home Chicago » sous le nom de « Kokomo ») et comme ses compatriotes innovateurs de la guitare slide, Sol Hoopi et Barbecue Bob, il développe à Chicago le style de guitare hawaïenne très prisé alors. La forte personnalité de la chanteuse guitariste cow-girl Memphis Minnie connaîtra un grand succès jusqu'à la fin des années 50, tout comme celle de la rude Georgia White. Tous ces artistes remontent le Mississippi et enregistrent avec le nouveau son Bluebird (du nom de la marque de disques dominante) professionnel et urbain, qui se forge à Chicago.
Parmi eux, le pianiste Sunnyland Slim, John Lee « Sonny Boy » Williamson (gros succès de « Good Morning Little School Girl », 1937), Johnny temple et beaucoup d'artistes connus dans le Sud comme Bukka White (« Aberdeen Mississippi Blues »), Big Joe Williams (« Baby Please Don't Go »), Roosevelt Sykes, le roi du style barrelhouse devenu boogie-woogie, Memphis Slim, Walter Davis, la belle chanteuse Lil Green (« Why Don't You DO Right »), Curtis Jones, Big Maceo ou Washboard Sam et Jazz Gillum, typiques du genre. Little Bill Gaither, quant à lui, réussit avec une formule originale d'imitation des styles en vogue. Le blues s'enrichit progressivement de la musique populaire des Blancs du Sud, le country and western, qui à son tour est marqué par le blues et le boogie-woogie des Noirs, comme en atteste l'énorme succès « Guitar Boogie » d'Arthur Smith en 1945. En Californie surtout, le style des crooners influence certains bluesmen, comme par exemple le pianiste Charles Brown (« Drifting Blues »).