BRILL BUILDING  : bâtiment situé à Manhattan (New York) qui a donné son nom à la fabrication artisanale de chansons populaires américaines dans les années 60.

Ce bâtiment plutôt laid situé au 1619 Broadway, au cœur de Manhattan, a vu naître les plus grands succès de la chanson populaire américaine des années 60. Dans cette maison des compositeurs tenue par une firme d'édition musicale ont travaillé les artisans les plus remarquables de leur temps Goffin & King, Mann & Weil, Greenfield & Sedaka et Neil Diamond. Cette usine à chansons a fixé les règles spontanées d'un art véritable, immensément populaire, célébré depuis comme un âge d'or. C'est là qu'ont été composés des tubes d'Elvis Presley, des Everly Brothers, des Drifters, des Shirelles, des Crystals, des Ronettes, repris par nombre de groupes britanniques, dont les Beatles, Manfred Mann et quantité d'autres. Les nouvelles générations de compositeurs esthètes, d'Elvis Costello à Paddy McAloon de Prefab Sprout et Neil Hannon de The Divine Comedy, voire Noel Gallagher d'Oasis, en ont tiré une grande partie de leur inspiration.

L'histoire du Brill Building commence au début des années 60, lorsque deux éditeurs nommés Al Nevins et Don Kirshner, dont le bureau se trouve de l'autre côté de la rue, louent une partie d'un immeuble de Manhattan pour y installer leurs équipes d'auteurs-compositeurs. Ceux-ci disposent de salles de musique, de bureaux, de studios de répétition et d'enregistrement de maquettes pour confectionner à la chaîne la plus impressionnante série de tubes de l'histoire du rock. La maison d'édition Aldon Music, fondée en 1958, embauche plus d'une vingtaine de compositeurs de chansons new yorkais jusque-là quasi inconnus et dont la plupart vont devenir des noms légendaires : Gerry Goffin et Carole King, Barry Mann et Cynthia Weil, Howard Greenfield et Neil Sedaka, Neil Diamond, pour ne citer que les plus célèbres. Tous ont plus que leur jeunesse en commun : un son éminemment new yorkais, qui allie à la sophistication de Tin Pan Alley (d'après la partie du vingt-huitième rue de New York où étaient groupés, dès 1900, les éditeurs des comédies musicales de Broadway) et des « grands » faiseurs de chansons de la comédie musicale (Loren Hart, Johnny Mercer, Richard Rodgers, Cole Porter) un sens aigu de la rue, du langage des adolescents et de leurs aspirations. La plupart d'entre eux (et d'entre elles : on sous-estime toujours la part immense jouée par les femmes dans cette aventure) ont tout juste vingt ans. Les grandes maisons de disques font immédiatement la queue devant les bureaux d'Aldon Music.

A ce moment-là, les Beatles jouent dans les cabarets de Hambourg, Bob Dylan n'a pas encore révolutionné le langage de Woody Guthrie : il est alors inconcevable que les idoles du moment écrivent leurs propres chansons. Ainsi, les artisans suprêmement doués du Brill Building sont là pour faire la charnière. La chanson est encore plus importante que son interprète, d'où la prolifération de one hit wonders (interprètes de succès sans lendemain) propulsés au sommet des ventes par la grâce d'un « Loco-Motion » (Goffin-King, Little Eva, 1962) ou d'un « Hushabye » (Pomus-Shuman, Mystics, 1959). Les artistes établis aux aussi viennent humblement demander l'aumône d'un « Crying In The Rain » (Goffin-King, Everly Brothers) ou d'une vignette sublime à la « Up On The Roof » (Goffin-King encore une fois, Drifters). De 1959 à 1967 (année de la passation de pouvoir des auteurs-compositeurs aux interprètes est consommée par le rock de la Côte Ouest et l'arrivée du psychédélisme), des centaines de chansons naissent dans les bureaux du Brill Building pour envahir le paysage sonore américain. Comme Barry Mann l'expliqua plus tard au journaliste américain Greg Shaw, « C'était de la folie. Cynthia (Weil) et moi nous nous enfermions tous les matins dans une espèce de placard sans fenêtre, avec un piano et un tabouret, et passions la journée à écrire des chansons. Carole (King) et Gerry (Goffin) faisaient la même chose dans la pièce d'à côté, et Neil (Diamond) pareil un peu plus loin. Parfois, quand nous tapions tous ensemble sur nos vieux pianos, il était impossible de savoir qui jouait quoi (…). Kirshner était une sorte de père pour nous. La première question qu'on se posait, c'était de savoir si Donny serait content de notre travail (…) ; je suppose que c'est cette pression et cette concurrence de tous les instants qui nous obligeaient à nous surpasser. »

Outre l'énergie féroce qu'ils consacraient à leur travail, l'une des clés de la réussite de cette génération de compositeurs est la finesse avec laquelle ils sont parvenus à donner dignité et noblesse à des thèmes adolescents jusque-là traités sans véritable sympathie ; « Will You Love You Tomorrow », une autre merveille signée Goffin-King, et divinement interprétée par les Shirelles, demeure l'une des questions les plus bouleversantes jamais posées dans une chanson pop : « M'aimeras-tu encore demain ? », sous-entendu, « quand nous aurons passé notre première nuit ensemble »… Artisans, mais jamais faiseurs, les grands du Brill Building jouent la carte de la sincérité sans calcul, et sans fausse ironie. Ils parlent avec la même voix et le même accent que leur public.

Non que leur apport se limite à l'écriture des chansons : Neil Sedaka, par exemple, s'il offre « Stupid Cupid » à Connie Francis, interprète lui-même « Oh Carol » et « Calendar Girl » ; Tony Orlando, Barry Mann et Carole King eux aussi passent de l'autre côté du micro ; les compositions du Brill Building, à l'image de leurs concurrents les plus sérieux, Leiber & Stoller, sont aussi producteurs, arrangeurs et instrumentistes. Avec l'aide des meilleurs musiciens de séances new yorkais, ils livrent aux maisons de disques des produits clefs en main (à tel point que souvent, leurs maquettes de démonstration sont copiées note pour note lorsque l' « artiste » enregistre sa propre version). Nevins et Kirshner, s'ils ont crée le Brill Building, n'en ont pas pourtant le contrôle absolu. D'autres équipes de compositeurs indépendants s'installent à l'adresse magique de Broadway : Burt Bacharach et David, Pomus et Shuman, Jeff Barry et Greenwich (les chouchous de Phil Spector et de Red Bird), le label pop de Leiber & Stoller. Plus encore que Tamla Motown, de 1962 à 1965, c'est le Brill Building qui peut revendiquer l'étiquette de « Home Of The Hits » que la compagnie de Detroit s'était arrogée.

Passé 1965, pourtant, l'hégémonie de Broadway est menacée par l'émergence des studios de la Côte Ouest, et surtout, par le rapide déclin des girl groups, pour lesquels les auteurs du Brill Building avaient écrit beaucoup de leurs plus belles chansons. Les Beatles sont passés par là, et toute la British Invasion qui, ironie de l'histoire, se sert parfois de tubes écrits par des Américains pour mieux les déboulonner : ainsi Manfred Mann, avec « Do Wah Diddy Diddy » (Barry-Greenwich, 1964), ou les Animals, avec « We Gotta Get Out Of This Place » (Mann-Weil, 1965). Le déclin est rapide. Leiber & Stoller vendent Red Bird en 1966. Gerry Goffin et Carole King divorcent. Phil Spector s'enferme dans son silence paranoïaque. De toute l'équipe assemblée par Aldon Music, seuls Mann et Weil répondent encore présents à la fin des années 60, avant de prendre eux aussi le chemin de la Californie. Kirshner se tourne alors vers le bubblegum et met la clé sous le paillasson.

L'héritage du Brill Building ne s'est pas limité aux centaines de tubes nés dans ses locaux ; tout auteur de chansons qui se respecte doit avouer une dette considérable à ces jeunes new yorkais qui donnèrent, bien avant les Beatles, une dimension pop et rock à la chanson traditionnelle. Pour s'en tenir aux talents célébrés aujourd'hui, grattez le vernis de n'importe quelle composition d'Elvis Costello, de Noel Gallagher, de Stephen Duffy, de Neil Hannon ou de Paddy McAloon et vous découvrirez l'empreinte d'un refrain de Carole King ou de Barry Mann. Ce sont eux qui créèrent les règles du jeu, et donnèrent sa syntaxe et sa grammaire à la pop, sans jamais parler autrement que des émois du cœur chez des adolescents. Un très bon film, Angel Heart (1996) a célébré le Brill Building avec la contribution de quelques-uns des plus grands noms du rock contemporain, en particulier Elvis Costello. C'est dire la place toute particulière que cette adresse occupe dans l'histoire de la musique populaire et dans le cœur de millions de gens qui ne se doutent probablement pas que c'est dans cette usine à rêves qu'a été écrite une bonne part des plus belles chansons de toute l'ère pop.