Mike Stoller et Jerry Leiber LEIBER, Jerry et STOLLER, Mike : duo d'auteurs-compositeurs, producteurs et arrangeurs de rhythm'n' blues, rock'n' roll, pop et cabaret américains, 1952.

- Jerry Leiber. Né le 25.04.1933 à Baltimore (Maryland).
- Mike Stoller. Né le 13.03.1933 à New York City (New York).

Ce duo de juifs de Los Angeles fixés à New York a inventé un pan entier de la musique populaire américaine. Ils ont écrit, arrangé et supervisé les plus grands tubes de l'âge d'or des rhythm'n' blues et rock'n' roll urbains : « Yakety Yak » pour les Coasters, « Jailhouse Rock » pour Elvis Presley, « Stand By Me » pour Ben E. King, « On Broadway » pour les Drifters et bien d'autres encore. La liste est sans fin, tout comme celle de leurs interprètes, d'Elvis Presley à Aretha Franklin, d'Otis Redding aux Rolling Stones.

Les deux hommes se rencontrent pendant l'été 1950, alors qu'ils partagent leurs existence entre un lycée de Los Angeles et une multitude de petits boulots : Mike travaille dans un entrepôt de la maison de disques Decca, tandis que Jerry est barman dans un café quand il ne conduit pas le bus scolaire de son quartier. Le contraste entre Stoller le placide et Leiber l'hyperactif ne peut pas être plus marqué. Leiber : « Si je devais décrire notre relation, je dirais que je suis une voiture sans freins et que Mike est une voiture sans moteur ; ensemble, nous fournissons les pièces manquantes. » Et c'est bien évidemment Leiber qui convainc Stoller que tous deux peuvent et doivent écrire des chansons ensemble, et qui établit immédiatement la méthode de travail à laquelle les deux hommes vont demeurer fidèles tout au long de leur carrière. Stoller s'assoit au piano, Leiber braille à tue-tête, et advienne que pourra. On sait que George Gershwin pianotait jusqu'à ce que son frère Ira l'interrompe, ayant deviné dans une tournure mélodique le rythme d'une phrase qui donnerait son thème lyrique à la chanson. Leiber et Stoller, eux, jouaient une manière de ping-pong verbal et musical encore plus anarchique si c'est possible, le premier soufflant un riff au second, le second suggérant une rime saugrenue au premier, l'écriture de la chanson ne prenait en général qu'une quinzaine de minutes tout au plus.

Leiber et Stoller n'ont jamais essayé de renier la dette qu'ils doivent aux race records, ces 78 tours de blues et de rhythm'n' blues réservés au marché noir américain. Bien au contraire, c'est à l'un des maîtres du genre, le shouter Jimmy Witherspoon, qu'ils offrent leur première composition, « Real Ugly Woman », en 1952. Et, un an plus tard, c'est un autre grand nom du blues, Big Mama Thornton, qui fait de « Hound Dog » leur premier vrai standard, repris ensuite par le jeune Elvis Presley avec le succès que l'on sait. Comme on s'en doute, les maisons de disques blanches ne savent pas trop quoi faire de ces deux adolescents excentriques qui passent la plus grande partie de leur temps au bras de leurs fiancées noires dans des clubs où pas un « A & R » (directeur artistique) n'oserait pointer le bout de son nez. Et pourtant, en 1954 paraît un autre classique, « K.C. Lovin' », immortalisé sous le titre de « Kansas City » par Wilbert Harrison ; et la même année, c'est la découverte d'une quintette vocal, les Robins, que Leiber et Stoller rebaptisent les Coasters avant de les enrôler sous leur propre label, Spark.

Le reste appartient à l'histoire : de 1956 à 1959, les Coasters alignent succès sur succès (tous écrits, arrangés et produits par Leiber et Stoller, comme il se doit). « Down In Mexico », tout d'abord, puis « Searchin' » dont la face B, « Young Blood », figure également au Top 10 américain. En 1958, « Yakety Yak » et « Charlie Brown ». En 1959, « Poison Ivy », une chanson au texte pour le moins risqué (les orties du titre font en réalité référence à une maladie sexuellement transmissible), dont le riff mémorable figurera plus tard au répertoire de tous les groupes anglais du British Boom, et « Along Came Jones », plus connu chez nous comme le fameux « Zorro est arrivé » d'Henri Salvador. Ces chansons ont ceci de remarquable que leur qualité d'écriture s'appuie sur un perfectionnisme sans équivalent dans le studio d'enregistrement. Leiber et Stoller font appel aux plus grands musiciens de séances de l'époque, le guitariste de jazz Barney Kessel et le saxophoniste King Curtis, entre autres. Stoller, le vrai musicien du tandem (il est diplômé en harmonie, contrepoint et orchestration), prend un soin infini à polir ses arrangements, n'hésitant pas à passer plusieurs heures sur une seule prise à une époque où il était habituel de graver un album entier en une séance.

La maîtrise créative absolue du duo ayant reçu la bénédiction du grand public, les maisons de disques se réveillent enfin, et Atlantic est le premier label à débaucher les deux jeunes prodiges. Par chance, il s'agit d'un mariage parfait. Atlantic peut se targuer de posséder l'une des plus belles écuries de ce que l'on nomme pas encore la soul, une écurie emmenée par un Ray Charles au sommet de son art. Sans effort apparent, Leiber et Stoller adaptent leur style à celui de leurs nouveaux interprètes : les saynètes comiques des Coasters dont place aux plaidoyers passionnés de Ben E. King (« Stand By Me », « I (Who Have Nothing) », « Spanish Harlem ») et à la pop orchestrale des Drifters (« On Broadway » et « There Goes My Baby », le premier titre soul sur lequel figure une formation de cordes). Les deux compères trouvent même le temps de composer un pastiche mi-ironique mi-ému des hymnes gospel pour LaVern Baker, « Saved ». Sans oublier, bien sûr, Elvis Presley.

L'attention de Presley et de son manager, le colonel Parker, avait été attirée par une version de « Hound Dog » entendue par hasard dans un hôtel de Las Vegas, dont ils font la face B de « Don't Be Cruel ». Les radios se saisissent de « Hound Dog » et c'est vers Leiber et Stoller qu'Elvis se tourne lorsqu'il lui faut choisir les chansons de son deuxième film, Jailhouse Rock en 1957. Jerry Leiber : « Nous avons écrit toute la musique de « Jailhouse Rock » en trois heures. Nous étions allés à New York pour composer les chansons, et nous étions tellement excités de nous trouver là que nous avons passé notre temps à traîner de club en club, et pas à travailler. Le producteur du film nous a finalement coincés dans notre chambre d'hôtel et a fermé la porte à clé en nous disant : « vous ne sortirez pas d'ici tant que je n'aurai pas mes chansons. » Et nous voulions vraiment sortir en boîte ce soir-là. » Parmi les chansons nées de cet ultimatum, « You're So Square », « Treat Me Nice » et « Jailhouse Rock » : au total, Elvis devait enregistrer pas moins de vingt compositions du duo, parmi lesquelles on doit relever « Don't », « Loving You », « Love Me » et « She's Not You », avant que sa dérive vers Las Vegas ne lui fasse abandonner le rhythm'n' blues auquel Leiber et Stoller demeuraient fidèles.

Insatiables, les deux hommes ne s'estiment pas satisfaits pour autant et s'associent au producteur George Goldner pour fonder Red Bird (1964), un label indépendant qui va aussitôt s'affirmer parmi le plus importants de son époque. Leur triomphe est d'autant plus remarquable que les Etats-Unis vivent la phase la plus hystérique de la Beatlemania et que le rhythm'n' blues et la soul sophistiquée, dans lesquels Leiber et Stoller sont passés maîtres, deviennent le « son d'hier » par la grâce perverse d'une pop anglaise qui leur doit presque tout. Qu'importe. Le premier simple de Red Bird, le « Chapel Of Love » des Dixie Cups, s'installe au n°1. Coup de génie, ils embauchent un jeune producteur totalement inconnu, « Shadow » Morton, qui leur offre les Shangri-Las, autant dire le meilleur girl group de l'histoire ; les tubes succèdent aux tubes, du « I Wanna Love Him So Bad » des Jelly Beans à « The Boy From New York City » des Ad Libs, sans que Leiber et Stoller oublient d'entretenir la flamme du rhythm'n' blues le plus pur et, parfois, le plus bouleversant : on songe au sublime « Go Now » de Bessie Banks, un énorme tube pour le Moody Blues quelques années plus tard ; on songe aussi au truculent « Down Home Girl » d'Alvin Robinson, l'un des chanteurs soul les plus sous-estimés des années 60.

Mais Leiber et Stoller savent qu'ils nagent à contre-courant : on oublie trop souvent comment ce que la pop américaine avait de plus vital fut balayé par un déluge de groupes plus ou moins médiocres qui n'avaient pour seules recommandations que leur coupe de cheveux, leur passeport anglais et un accent de Liverpool acquis chez un professeur de diction. Gerry And The Pacemakers, Wayne Fontana And The Mindbenders, Freddie And The Dreamers, Peter And Gordon sonnèrent le glas d'une industrie qui avait fondé son succès sur une rigide division du travail entre auteurs-compositeurs, producteurs et interprètes. Pris dans le double étau de Bob Dylan et des Beatles, Leiber et Stoller jettent l'éponge. Ils vendent leurs parts de Red Bird en 1966. Signes des temps, c'est « Is That All There Is ? », une symphonie miniature arrangée par Randy Newman pour Peggy Lee (1969), qui met le point final à leur vraie carrière, une chanson plus proche du Kurt Weill de L'Opéra de quat' sous que des blues de Sonny Boy Williamson. Le critique Robert Palmer peut alors écrire : « le titre « Is That All There Is ? » est la preuve que l'âge d'or du rock'n' roll est bel et bien fini. »

Mais il en aurait fallu bien plus pour désespérer Leiber et Stoller. Amis et complices de toujours, ils ont su balayer toute amertume pour continuer de défendre leur œuvre, par le biais de films d'animation et de comédies musicales, empochant au passage les bibelots de rigueur avec lesquels l'industrie du disque se refait périodiquement une conscience, dont l'inscription au Rock'n' Roll Hall of Fame (1988), ce musée Grévin de la musique populaire américaine. Aujourd'hui, Leiber essaie de contenir son hyperactivité dans une somptueuse demeure de Beverly Hills, aux côtés de son épouse Corky Hale, une chanteuse de jazz. Stoller n'habite pas bien loin, à Malibu, assez près, en fait, pour que le plus grand tandem d'auteurs-compositeurs de l'histoire du rock puisse se réunir presque chaque jour. Leur dernier projet en date est le script d'un film fondé sur leur histoire. Hollywood fait paraît-il la sourde oreille. Hollywood aime le drame ; et, en fait de drame, Leiber et Stoller n'ont qu'à offrir que leur désillusion et le bonheur qu'ils ont donné à des dizaines de millions d'amoureux du rock.

« Ecrire n'a jamais été un problème pour nous. Notre philosophie était on ne peut plus simple : « allez, on y va, on passe à la suivante »… Peut-être avons-nous été les meilleurs dans une certaine catégorie, mais Gershwin et Cole Porter sont les vrais géants. Nous, nous étions différents. Nous n'écrivions pas des chansons ; nous écrivions des disques. » Jerry Leiber pèche par excès de modestie. Son nom et celui de Mike Stoller doivent être ajoutés à ceux de Duke Ellington et de George Gershwin parmi ces géants, précisément, qui ont littéralement « inventé » la musique populaire de leur pays.