Big Joe Turner TURNER, « Big » Joe (Joseph) : chanteur de boogie-woogie, de blues, de jazz et de rhythm'n' blues américain, fin des années 20-1985. Né le 1805.1911 à Kansas City (Missouri). Mort le 24.11.1985 à Inglewood (Californie).

Authentique précurseur, créateur de classiques comme « Flip, Flop And Fly », « Shake, Rattle And Roll » et « Sweet Sixteen » au début des années 50 (avant l'arrivée d'Elvis Presley et de Bill Haley), ce chanteur originaire de Kansas City fut le célèbre des blues shouters. Il prêta aussi sa voix puissante et son imposante présence scénique aux plus grands noms du boogie-woogie, du jazz et du rhythm'n' blues, au long d'une carrière longue de plus de 60 ans.

« Le rock'n' roll n'aurait jamais existé sans lui », si l'on devait en croire le parolier Doc Pomus (partenaire d'écriture de Mort Shuman). Et Pomus connaissait son sujet : il avait écrit quelques chansons pour ce bonhomme gros comme un ours dont le coffre de baryton d'opéra dominait sans peine les grandes sections de cuivres des big bands des années 40 et 50. Il est vrai que Turner, entre 1951 et 1956, en une dizaine de disques pour le label Atlantic, sembla avoir pris quelques années d'avance sur sa concurrence ; lui qui était passé dans les rangs du grand orchestre de Count Basie emprunté au jazz son usage des riffs d'ensemble répétés avec une régularité hypnotique et électrisante pour les danseurs. Turner, aidé en cela par son mentor Ahmet Ertegun, sut adapter ce vocabulaire musical au format du rhythm'n' blues, dont les formations étaient plus réduites et qui donnait une bien plus grande importance aux paroles des chansons. Un domaine dans lequel Turner, malicieux et parfois salace, ne manquait pas de talent. Sans vendre de disques par millions, il influença néanmoins profondément la première vague des pionniers du rock'n' roll, Bill Haley en tête, qui surent exploiter au maximum la formule développée par Turner.

Turner commence sa carrière comme barman chantant (à l'époque de la prohibition) dans sa ville natale de Kansas City où il se lie d'amitié avec le pianiste de boogie-woogie Pete Johnson, et avec lequel il demeurera associé pendant 13 ans. Découverts (comme tant d'artistes, Billie Holiday, Bob Dylan, Aretha Franklin) par John Hammond, les deux hommes prennent le chemin de New York en 1936 à la demande de l'imprésario. Deux ans plus tard, Johnson et Turner sont à l'affiche du légendaire concert « From Spirituals To Swing » organisé par Hammond au Carnegie Hall (un concert qui lance la vogue du boogie-woogie, genre dont le duo est l'une des grandes vedettes). Embauchés comme musiciens maison par le club Café Society, Turner et Johnson y demeureront quatre ans, gravant de temps à autre pour le label Vocalion quelques 78 tours de feu, parmi lesquels le blues « Cherry Red » et l'indispensable « Roll' Em Pete », l'un des boogie-woogies les plus féroces qui aient jamais été enregistrés.

En 1941, Turner part rejoindre Duke Ellington (alors au sommet de son art) en Californie, où le chef d'orchestre présente alors sa revue « Jump For Joy ». Il a déjà commencé à collaborer avec d'autres pianistes que Johnson : Art Tatum et Willie « The Lion » Smith par exemple, ainsi que le trio de Freddie Slack avec lequel il grave le classique « Rocks In My Bed ». Mais ce n'est qu'en 1947 qu'il place son premier disque dans le classement des meilleures ventes de rhythm'n' blues, « My Gal's A Jockey ». L'une des spécialités de Turner (une caractéristique qui ne le quitta jamais) est son goût pour la semi-improvisation de paroles égrillardes dont « Around The Clock » (particulièrement osé) et « Battle Of The Blues », un duo avec le chanteur Wynonie Harris, sont deux exemples gratinés ; simple détail, pourrait-on penser, si ce n'est que ce penchant le coupera, presque toute sa carrière durant, du public blanc autrement plus puritain.

Turner deviendra cependant une vedette grâce à l'imprésario d'origine turque Ahmet Ertegun, fondateur des disques Atlantic, qui est allé voir jouer le grand orchestre de Count Basie à l'Apollo de Harlem en 1951 ; le chanteur habituel de Basie, Jimmy Rushing, étant indisponible, Turner l'a remplacé au pied levé. Ertegun, qui est accompagné du futur producteur Jerry Wexler, voit aussitôt le parti à tirer de cette voix surpuissante qui ne convenait pas vraiment aux arrangements de Basie. En avril 1951, Turner enregistre sa première chanson pour Atlantic, une ballade poignante intitulée « Chain Of Love », qu'Ertegun a écrite avec le pianiste Van « Piano » Malls ; le succès est immédiat : n°2 dans le hit-parade de rhythm'n' blues. « Chain Of Love » est aussi la première chanson à être pillée par un chanteur blanc, en l'occurrence Pat Boone, qui la fait chanter dans le top 10 pop cinq ans plus tard. En 1952, Turner enchaîne avec un blues que B.B. King s'approprie ensuite, « Sweet Sixteen » ; puis, en 1953, avec un classique de pur rock'n' roll avant la lettre, « Honey Hush », lui aussi détourne par deux blancs, Johnny Burnette et Jerry Lee Lewis.

Les tubes ne tarissent pas en 1954 : Turner part enregistrer « T.V. Mama » avec l'orchestre d'Elmore James à Chicago. De retour à New York, il grave le standard « Shake, Rattle And Roll », aseptisé par Bill Haley et ses Comets quelques mois plus tard. « Flip, Flop And Fly » (1955) n'échappe pas à ce détournement cruel : cette fois, c'est Johnnie Ray qui en profite. En fait, ce n'est qu'en 1956, à l'âge de 45 ans, que Turner décroche enfin le tube pop qu'il méritait depuis si longtemps : non pas avec les (toujours) excellents « The Chicken And The Hawk » et « Rock A While », mais avec une reprise (ô ironie !) d'un vieux standard des années 30 mis à la sauce rock'n' roll, « Corrine, Corrina », qui ne manque le Top 40 pop que d'un souffle. Tous ces disques (qui, il faut le souligner, n'ont pas pris la moindre ride près de 50 ans plus tard) ont été produits sous la supervision d'Ahmet Ertegun et de Jerry Wexler, avec la participation de musiciens exceptionnels : on citera parmi eux le saxophoniste King Curtis, le guitariste Mickey Baker et le chef d'orchestre Choker Campbell. Après cette magnifique série de succès, Atlantic croit cependant nécessaire de transformer « Big » Joe Turner en un chanteur pour un public plus mûr ce qui équivaut à remettre du jazz dans son rock'n' roll ; une décision peut-être sage à long terme, mais qui coupera tout net le flot des tubes du chanteur, qui demeure malgré tout lié au label jusqu'en 1959.

Bien qu'il continue à graver de nouveaux disques dans les années 60, 70 et 80 (dont un album avec Bill Haley & The Comets au Mexique en 1966), Turner consacre dès lors l'essentiel de son temps à parcourir le monde de festival en festival, faisant apprécier une voix dont le temps ne parviendra pas à éroder la puissance. De nombreuses rééditions de ses succès des années 50 lui ont alors enfin permis d'être reconnu comme l'un des plus indiscutables précurseurs du rock'n' roll ; et, bien que considérablement affaibli par le diabète et l'arthrose (il devra se produire assis sur scène à la fin de sa vie), il chantera en public jusqu'à quelques mois seulement de sa mort, survenue le 24 novembre 1985. Des californiens épris de blues décidèrent alors de célébrer sa mémoire en montant le « Big » Joe Turner Memorial Fund, un fond ayant pour mission de venir en aide aux musiciens nécessiteux. Pour ceux qui ont la malchance d'ignorer le travail de ce pionnier, il y a la superbe anthologie publiée par Atlantic en 1987 sous le titre de Memorial Album.