LE JAZZ : genre musical apparu aux Etats-Unis.
Les amateurs de rock'n' roll manifestèrent d'abord une incompréhension totale pour le jazz : autrefois musique des bars honky tonk, des bordels, des dancings et des grands hôtels, il était devenu un art. Les amateurs de jazz les plus étroits d'esprit manifestèrent pour le rock un mépris quasi théologique. Pourtant, les deux genres se sont mêlés plus souvent qu'on ne croit, et pas seulement lors de l'éclosion du jazz-rock.
Dans le film Jailhouse Rock (1957), Vince Everett, le héros interprété par un tout jeune Elvis Presley, est invité par sa petite amie à un cocktail-party organisée par ses parents ; un cocktail-party où l'on ne danse pas, mais où l'on discute religieusement des mérites du dernier album du pianiste de jazz avant-gardiste (aveugle, pour ne rien gâcher) Lennie Tristano. La mère : « Et vous, M. Everett, que pensez-vous de Lennie Tristano ? » Elvis : « Madame, je n'ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez. » Et c'est sous ces auspices que le rock'n' roll est né ; aux antipodes de la respectabilité, à contre-courant de ce que le jazz était devenu : un exercice intellectuel. |
A priori, jazz et rock proviennent d'une même souche : le blues. Une grande partie de la tradition d'écriture et d'interprétation du rock a Robert Johnson, Muddy Waters et consorts pour divinités tutélaires, comme le seul exemple des Rolling Stones suffirait à le prouver. Un blues, cela dit, sans grand rapport avec celui de Bessie Smith et de Billie Holiday, qui se servait déjà de l'arsenal instrumental du jazz de La Nouvelle-Orléans. Pour les « rockers », qu'il s'agisse de Leiber et Stoller aux Etats-Unis ou de Mick Jagger et Keith Richards en Angleterre, blues égale rhythm'n' blues, voire rhythm'n' blues chicagoan, né de l'électrification du blues rural du Delta du Mississippi. Et, alors que les jazzmen (noirs) allaient progressivement épurer le blues, l'enrichir harmoniquement pour assurer une place digne à l'héritage afro-américain, les rockers (blancs) allaient suivre le chemin inverse, tenter de retrouver l'âpreté de Big Boy Crudup ou de Sonny Boy Williamson. Le résultat littéral en fut le blues boom britannique du milieu des années 60, l'expression la plus caricaturale pour qualifier le rock-blues emphatique de Janis Joplin et, aujourd'hui, de Bonnie Raitt. Autant dire que les dés étaient pipés avant que la partie commence. |
Autre point d'achoppement : le contenu musical lui-même. Le jazz joue depuis Fletcher Henderson et Jelly Roll Morton sur la tension ambiguë entre, d'une part, la finesse et la richesse harmonique des arrangements orchestraux et, de l'autre, la spontanéité du soliste improvisateur. Mais une spontanéité reconquise, et qui présuppose un apprentissage long et douloureux du solfège et des techniques d'interprétation. Qu'on ignore la légende : les grands jazzmen qui ne savaient (ou ne savent pas) lire la musique se comptent sur les doigts d'une main. De l'autre côté de la barrière, un rock fidèle à la formule inventée dans les bureaux de Tin Pan Alley dans les années 30 : intro, couplet, refrain, couplet, refrain, pont, reprise, solo facultatif. Le tout asséné en moins de trois minutes, à coup d'accroches mélodiques et sonores greffées sur des progressions harmoniques le plus souvent assimilables à une gestuelle en trois ou quatre accords. Quoi qu'aient pu penser les naïfs, les dix minutes de solo de batterie de John Bonham pour le « Moby Dick » de Led Zeppelin n'ont que peu de rapport avec les dérapages polyrythmiques d'Art Blakey ou de Philly Joe Jones. Force est de reconnaître qu'il faut un excellent dictionnaire pour passer de l'un des langages à l'autre. |
Ce qui n'a pas empêché quelques courageux esprits de jouer les pontonniers. Si les efforts de certains grands comme Count Basie (auteur d'un album de reprises des Beatles) relèvent de l'anecdote ou de l'exercice de marketing, le jazz-fusion d'Eric Dolphy, de Ornette Coleman et de Miles Davis sembla, lu, i pointer un moment (le début des années 70) vers une synthèse possible ; côté rock, Frank Zappa, Captain Beffheart et nombre de groupes britanniques et continentaux extrêmes (Soft Machine, Henry Cow, Slapp Happy, Colosseum, Gong, Magma, sans oublier les architectes du Krautrock, tentaient, et parvenaient, à trouver à la même époque un nouvel espace, où les formats d'écriture et d'interprétation traditionnels étaient soumis à une déconstruction systématique, en accord apparent avec la philosophie volontariste d'Archie Shepp et des autres papes du free-jazz. Pour la première et, à ce jour, la dernière fois, les deux camps jouaient sur la même pelouse et attaquaient le même but. |
Ce passionnant avatar moderniste suscita un engouement qu'on aurait bien du mal à imaginer aujourd'hui ; il était tout à fait acceptable pour une revue de rock aussi consensuelle et influente que le Rock & Folk des années 70 de consacrer une part égale aux jazzeries loufoques de Sun Ra et à l'enregistrement de l'Exile On Main Street des Rolling Stones. Archie Shepp, encore lui, ne fut que l'un des nombreux jazzmen à profiter de cette embellie qui vit sa musique partager la vedette avec le hard rock le plus conventionnel dans les festivals européens de cette époque. Une époque qui, de toute évidence, est bien loin derrière nous aujourd'hui : la symbiose rêvée ne faisait pas beaucoup de concessions à l'oreille, et le chaos sonore qui en résultait la plupart du temps eut vite fait de fatiguer les festivaliers et les maisons de disques. Ceux-ci et celle-ci choisirent la sécurité : ce fut la seconde vague du jazz-rock qui, si elle fut relativement brève, sembla durer une éternité. Exercices de virtuosité aveugle, roulements de toms à donner le vertige, textes débiles (quand il y en avait), rien ne nous fut épargné. De l'expérimentation, on était passé à la démonstration pure. Que ceux qui en doutent essaient d'écouter un album rock complet de Chick Corea, de Stanley Clarke ou de Tony Williams. Bonne chance ! |
Les vraies réussites de ce mariage contre nature sont à chercher ailleurs et sont plus liées aux efforts de quelques inclassables qu'à une épiphanie soudaine et simultanée des adeptes du cha-ba-da et des apôtres du feed-back : il faut oublier les magnifiques disques de Weather Report (du jazz pur, quoi qu'on ait pu en penser alors), et penser plutôt au pop-jazz des pionniers de Blood, Sweat And Tears ; à l'aérien Caravanserai de Carlos Santana, parenthèse lumineuse dans une carrière autrement confuse ; à Joni Mitchell, dont les albums Mingus et, surtout, Hejira sont empreints d'une grâce aux antipodes de la démonstrativité de 95% du jazz-rock nord-américain. Et, enfin, à la discographie complète de Steely Dan, l'illustration la plus éloquente de ce phénomène dont l'écho continue de se faire sentir dans les chansons de Prefab Sprout, notamment. |
Le virage amorcé à la fin des années 70 avec l'émergence de la new wave et du rock dit indépendant précipita le déclin ignominieux du jazz-rock et sembla apporter la preuve que, le dialogue ayant été porté à son terme, il semblait préférable à chacun de reprendre son propre chemin. Les lycéens rebelles qui se pâmaient en écoutant King Crimson et Gentle Giant s'étaient découvert d'autres héros : difficile d'imaginer Blondie ou les Damned en train de faire un bœuf avec Bill Bruford ou Christian Vander, même si quelques valeureux se virent coller l'étiquette bizarre de punk-jazz le temps de quelques numéros d'Actuel. Au début des années 80, le jazz, courant musical, était devenu un contre-courant, un anachronisme ; certes, le plus souvent déguisé en funk, le jazz-rock compte toujours de nombreux adeptes et refait parfois son apparition dans les classements. Et, ce qui est plus grave, l'immense majorité des musiciens de séances français et québécois que l'on retrouve derrière les grands de la variété (l'exemple de Céline Dion devrait suffire) continue d'œuvrer de la même façon, mais nul ne prétendrait qu'il s'agit là d'une nouvelle voie d'expression, d'un avenir possible pour le rock en général.
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Maintenant que le jazz-rock est mort de honte et que le jazz lui-même (le jazz vivant) n'intéresse plus qu'une poignée d'amateurs, une curieuse fossilisation s'est produite. Un terme nouveau suffit à la définir : « jazzy ». Par quoi l'on entend quelque chose qui n'a que peu de rapports avec l'art incendiaire de John Coltrane ou les explosions de couleur sonore de Gil Evans. Jazzy évoque une imagerie nostalgique, douce au palais, fraîche sur la peau, enveloppée de la fumée de cigarette qui est le principal sujet des photos de Hal Leonard. Un jazz virtuel, désincarné, dont on pourrait croire qu'il n'a retenu de son histoire que les plus élégantes pochettes des albums du label Blue Note. |
L'avenir, si avenir il y a, est ailleurs, comme Miles Davis l'avait deviné. Du côté de cet animal hybride qu'on nomme la dance. Les meilleurs des mixeurs de trip-hop et de house ont l'oreille assez fine pour savoir ajuster leur tir lorsque la cible en vaut la peine. Le producteur Nelle Hooper fait partie de ceux qui montrent la voie, aux côtés de Massive Attack ou de Bjork, dont « The Anchor Song » représente la fusion la plus parfaite à ce jour entre la saisissante immédiateté qui donne sa magie au rock et l'aprêté harmonique qu'on a appris à aimer avec Charlie Mingus. |