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A l'origine opposé au mot « pop » (équivalent anglo-saxon de la « variété » et décrivant la musique du grand public), le terme de rock sous-entendra bientôt en occident une appartenance à une culture supposée parallèle, marginale et authentique, à la fonction tribale et identitaire. En France, le mot « rock » devient ainsi synonyme d'esprit sauvage et aventureux : une attitude rock'n'roll. Le rock est en effet avant tout un phénomène social gigantesque et sans précédent. Avec ses rythmes qui unifient un public transporté, mais aussi avec ses costumes, danses, vocabulaires, jargons, concerts « cérémonies » en public, transes et l'idolâtrie de ses porte-parole, il est profondément ancré dans les cultes africains animistes (Afrique) dont il descend directement. On retrouve ainsi, importées dans le contexte occidental, les caractéristiques de plusieurs chapelles que l'on peut discerner grâce à des costumes spécifiques, ainsi qu'à un son et des rythmes précis, définissant des identités tribales dont les jeunes sont en quête. Ce sentiment grégaire d'appartenance au style rockabilly, à la culture reggae, rocker ou mod, Beatles ou Rolling Stones, punk ou teddy boy, Prince ou Michael Jackson, rap ou techno, etc., a souvent pris le pas sur la musique elle-même. Ainsi, après le vedettariat des acteurs de cinéma ou des grands noms de la chanson dans les années 20 à 50, le rock a introduit une forme de culte moderne, initiatique, véhiculée par des rites qui, pour la première fois, osèrent afficher une identité en rupture violente avec les modèles de la société occidentale.

Comme aux initiés danseurs et chanteurs incantatoires dans les rituels d'une tribu d'Afrique de l'Ouest (maîtres musiciens griots, sorciers), on attribua aux musiciens du rock la connaissance d'une culture à la fois magique, libératrice, dangereuse, mystérieuse, surnaturelle, sorte de spiritualité alternative, aux accents révolutionnaires, parfois diaboliques. Le rock a propagé les espoirs de plusieurs générations à vivre plus librement, de façon plus idéaliste, en rejetant des traditions jugées désuètes. Cette aspiration fut partiellement exaucée, si l'on en juge par l'évolution fulgurante des mœurs au cours des années 50, 60 et 70. Après une phase plus cynique, ces orientations libertaires se sont répétées, recyclées et métamorphosées, dans un climat assombri, au cours des années 80 et 90, où s'est accentuée une grande diversification des genres et des identités.

Dès le début des années 20, le terme rock'n'roll est utilisé aux Etats-Unis comme une allusion pudique à la pratique du sexe. Il est typique de l'utilisation d'expressions à double sens pratiquée par les Noirs pour parler des sujets interdits par les Blancs depuis le temps de l'esclavage. Le mot rock est très présent dans le blues dès le début du XXe siècle. Dans le Mississippi des années 30, les petites églises ne pouvaient s'offrir ni orgue ni piano et se rabattaient sur des instruments de musique plus abordables comme les guitares, les cuivres et la batterie pour prêcher l'Evangile (en anglais gospel) dans un nouveau style de spirituals appelé reeling and rocking. Dès 1936, les disques de blues des frères Graves (qui avaient gravé des faces de reel and rock en 1929), à Hattiesburg dans le Mississippi présentent des motifs de guitare rock'n'roll modernes et un rythme très marqué. Selon les régions et malgré un contexte de ségrégation, les influences européennes et africaines du gospel, du blues, du jazz, du country and western et du hillbilly se fondent en différents styles proches, joués par des Blancs et des Noirs, qui rendent impossible une classification simple.

Le terme de rhythm'n blues, qui regroupe différents styles de musiques populaires noires américaines dès les années 40, décrit sans aucun doute la première forme achevée de ce qu'on appellera bientôt le rock'n'roll. Le « Rocking Chair blues » (1940) de Big Bill Bronzy deviendra “Rock Me Baby” une fois plagié par B.B. King et repris par Jimi Hendrix à Monterey en 1967.Dès l'aube des années 50, des animateurs de radio utilisent les termes rock'n'roll et big beat pour décrire le rhythm'n blues noir sous ses diverses formes (swing, boogie-woogie, blues, doo-wop, etc.).Ainsi, en 1950 à Cleveland (Ohio), le DJ de rhythm'n blues Alan Freed organise la soirée dansante du Moondog Rock and Roll Coronation Ball, le premier bal à utiliser officiellement cette expression dans son appellation. Cette la raison pour laquelle le musée du Rock ‘n'Roll et les cérémonies du Rock'nRoll Hall of Fame se tiennent depuis à Cleveland.

Le « Rocket 88 » de Jackie Brenston avec les Delta Cats dirigés par Ike Turner, chez les disques Sun (1951), est souvent cité comme le « premier rock », mais le son comme le style des jump blues (voir Blues), du boogie-woogie et du rhythm'n blues des années 40 lui ressemblent à s'y méprendre (Roy Brown, « Good Rocking Tonight » en 1947, Louis Jordan , Wynonie Harris et bien d'autres). A Memphis (Tennessee), ville clé du mélange des cultures noire et blanche, un chauffeur de camion, Elvis Presley, très proche des prolétaires noirs, enregistre du rhythm'n blues (également déjà appelé rock and roll) accompagné par de jeunes musiciens blancs de hillbilly (« That's Allright » date de juillet 1954). Le style débridé du rockabilly est né de cette fusion, éveillant de grands talents comme Gene Vincent & His Blue Caps, Jerry Lee Lewis ou Buddy Holly. L'irruption de cette musique très excitante et spontanée, au tempo rapide, a en effet provoqué une crise des styles traditionnels country and western hillbilly des Blancs. De nombreux interprètes hillbilly s'essaient à ce nouveau style rockabilly, qui disparaîtra presque dès 1958 mais sera régulièrement ranimé, jusqu'à nos jours, par d'importants cercles de fervents. Les différents rythmes du rythm'n' blues d'artistes noirs comme Bo Diddley (« Bo Diddley », 1955), Fats Domino (« Ain't That a Shame », 1955), le sauvage Little Richard (« Tutti Frutti », 1955) ou Chuck Berry (« Maybellene », 1955), tout comme le rockabilly et d'autres styles dérivés, prennent le nom générique de rock and roll, d'abord utilisé pour désigner un nouveau style de danse générique. Le film Blackboard Jungle (Graine de Violence), avec le gros succès du « Rock Around The Clock » (1955) de Bill Haley & The Comets, fait véritablement découvrir cette musique au grand public. Le rock'n' roll déferle sur l'Amérique avec la radio et la jeune génération d'après-guerre l'adopte comme sa musique emblématique. En pleine période de ségrégation raciale, les artistes noirs, souvent relégués au rayon du rythm'n' blues, n'ont pas toujours accès à l'appellation à la mode (leurs meilleures compositions sont sans cesse reprises par des artistes blancs, plus faciles à promouvoir, qui les concurrencent souvent avec talent). Comme pour la nouvelle vague de jazz moderne qui se développe parallèlement aux Etats-Unis, le faible coût des enregistrements (quatre à cinq personnes au lieu d'un orchestre) et le succès du rock'n' roll chez les jeunes (comme en témoigne le film The Girl Can't Help It, c'est-à-dire La Blonde Et Moi, 1957) incitent les producteurs à investir dans ce genre, pourtant vite estimé sulfureux, incitant à la débauche, synonyme de rébellion, de décadence et, surtout, d'un mélange racial alors intolérable pour beaucoup.

En France, le rock and roll surgit avec le « Fais-Moi Mal, Johnny » (1956) de Boris Vian et Alain Goraguer, interprété par Magali Noël. Ce genre est alors présenté comme une mode dont les amateurs de jazz se gaussent. Le terme « rock » apparaît ainsi pour la première fois en France avec le « Rock and Roll mops » (1956) de Boris Vian sur une musique de Michel Legrand, interprété par Henry Cording (alias Henri Salvador).

En Grande-Bretagne, un courant vestimentaire excentrique se répand chez les fans de rock devenus des dandys du prolétariat : les teddy boys ou teds (Ted est le diminutif anglais d'Edward, roi d'Angleterre au début du XXe siècle) idolâtrent les rockers blancs américains et leurs médiocres copies britanniques.
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